L'ultime film muet d'Alfred Hitchcock n'a pas été un grand succès, et tend à être délaissé comme les autres films Britanniques éloignés de son milieu naturel, le suspense... Pourtant il y est question de ce thème éminemment Hitchcockien, la faute, qui ne se traduit pas ici suivant les codes de la justice traditionnelle par un crime, mais plutôt selon la morale, par une trahison et un double péché. C'est un mélo, un de ces films si Anglo-saxons qui confronte les sentiments à une structure dramatique qui impose des avanies qui vont se terminer, sinon dans la tragédie, en tout cas dans la noirceur. C'est aussi un drame cruel et catholique, qui nous rappelle qu'Hitchcock a toute sa vie choisi d'explorer les contours des croyances dans lesquels il avait grandi... Enfin c'est un curieux exemple de ce qu'à défaut d'un terme existant j'appellerais volontiers le "pré-parlant"!
L'intrigue se situe sur l'île de Man, au large des côtes Nord-Ouest de l'Angleterre. Cette petite communauté de pêcheurs isolés s'est dotée, comme Jersey ou Guernesey au Sud, de lois qui lui sont propres, et d'une structure qui est unique. Parmi les pêcheurs, nous faisons la connaissance de Pete (Carl Brisson), un brave garçon, leader né, qui a des ambitions: en attendant, il milite pour le bien-être de ses camarades en compagnie de son ami d'enfance, le fils de famille Philip (Malcolm Keen). Ce dernier est avocat, et le beau parleur de la classe ouvrière et le timide connaisseur des lois sont aussi amoureux l'un que l'autre de la même femme, la jolie Kate (Anny Ondra), la fille du patron du pub dans lequel les pêcheurs finissent le plus souvent leurs rencontres militantes... Mais Pete va se déclarer le premier, au grand dam du père, qui pense que le garçon n'arrivera jamais à rien. Lorsqu'il décide de parcourir le monde pour faire fortune, Pete confie bien sûr Kate à son meilleur ami, et ce qui devait arriver arrive...
Philip est le fils d'un Deemster, le magistrat de l'île, autorité suprême en matière de justice sur l'île de Man. Il ambitionne justement de le devenir à son tour, et l'impossibilité de concilier les affaires du coeur et cette ambition sera un moteur important du film. Mais s'il est bien sûr question de justice, Hitchcock adopte toute la panoplie du mélo, depuis le triangle amoureux jusqu'à l'improbabilité de certaines situations: ainsi Pete, apprenant qu'il a été donné pour mort, envoie-t-il une lettre à Philip en lui demandant de ne rien révéler à sa petite amie pour lui faire une surprise... L'énormité improbable d'un tel événement tranche avec la noirceur du film, qui va d'abord opposer Philip et sa conscience, lui qui a peur de trahir l'amitié qui le lie à Philip, puis opposer l'amour inconditionnel de Kate pour Philip, à la lâcheté de ce dernier qui essaie de faire passer son bien-être et son ambition de devenir Deemster (ce qui implique bien sur un comportement moralement irréprochable aux yeux de la communauté) avant son amour de la jeune femme... Il est intéressant de constater qu'en choisissant de confier le rôle du brave garçon qui se fait trahir de partout à Carl Brisson, Hitchcock l'écarte quasiment du paysage: il devient la brave andouille qui n'a rien compris, ce qui d'ailleurs lui va assez bien, le pauvre! Non, le conflit qui occupe la deuxième partie du film est surtout entre l'homme qui brigue la confiance des autres pour rendre la justice, et ceux qui rassemblés en foule ne lui pardonneront jamais sa faute s'ils l'apprennent.
Le point de vue passe donc souvent par l'utilisation de gros plans des personnages. Toute la première partie semble passer ainsi par le point de vue de Philip, qui lui aussi aime Kate et ne sera jamais capable de le lui dire tant que Pete prendra toute la place. Mais une fois ce dernier parti, on passe au point de vue de Kate, d'une fort belle façon: Hitchcock nous montre les pages du journal de la jeune femme, qui écrit d'abord que "Mr Christian" est passé la voir, puis qu'elle a passé la journée avec "Philip", avant de finir par passer rendez-vous à "Phil"! On va ainsi voir leur flirt innocent, qui le devient moins lorsqu'ils apprennent la mort supposé du pêcheur. C'est à Kate de briser le silence: "maintenant nous sommes libres". Lors d'un de leurs rendez-vous, elle se donne à lui dans un moulin... Qui sera quelques séquences plus tard utilisé par la famille de Pete pour la cérémonie de mariage! La faute incombe donc à la jeune femme, mais elle n'a pas vraiment trahi l'homme auquel elle était promise. Par contre, la lâcheté de Philip va quant à elle faire l'objet de la deuxième partie, qui sera d'autant plus noire que Kate s'aperçoit bien vite qu'elle est enceinte... de Philip. C'est un mélodrame Hitchcockien, qui ne juge pas totalement donc, et qui nous montre au contraire une société rigoriste qui elle, se retourne contre ceux qui ne filent pas droit, qui montrent du doigt et jettent sans raison la pierre...
Si le metteur en scène trempe donc le mélo classique dans son propre catholicisme, il le fait avec discrétion, et à la fin, il reste sur Carl Brisson, un pêcheur parmi d'autres, que tous ses camarades ont vu déserté par la femme qui l'aimait. Une belle séquence, mais qui sonne un peu creux au regard des séquences consacrées à Kate et Philip: devant le refus de son amant de dire la vérité à son mari, la jeune femme tente de se suicider... un délit qui impose à la police, une fois la jeune femme repêchée, de la traduire devant le juge, qui bien sûr n'est autre que son amant! La cruauté du mélo n'est pas dénuée d'humour, donc... Hitchcock semble presque profiter de la fadeur de Brisson, mais le film souffre par moments de ce déséquilibre entre lui et Malcolm Keen, excellent de bout en bout en un homme torturé entre conventions, convictions, amitié et amour... un homme qui le jour de la naissance de son enfant devra ronger son frein, et se contenter de réconforter le père officiel.
Blackmail suivra: Hitchcock en profitera pour se réessayer avec succès cette fois au drame policier, tout en continuant à explorer les arcanes de la culpabilité face à la justice et la société, ce qui prouve que d'un genre à l'autre, l'oeuvre de Hitchcock restait d'une grande cohérence. Mais dans ce film, tourné en plein boom du parlant, le metteur en scène s'amuse à faire parler ses personnages: à deux reprises, Anny Ondra articule clairement "I am going to have a baby". Les gens lisent sur les lèvres, et Hitchcock demande à ses acteurs (De trois nationalités différentes, un seul d'entre eux maîtrisant la langue de Shakespeare) de formuler leurs dialogues... Peut-être s'entraînait-il, tout bonnement? Quoi qu'il en soit, même avec ses séquences "parlantes", The manxman est un film passionnant malgré ses défauts, et un bel adieu au muet, dont il porte bien fièrement l'étendard, fait de mélodrame, d'humour noir, et de paroxysmes dramatiques et cruels... pour couronner le tout, le film est une fois de plus mis en images par Jack Cox, et il a su capter la beauté du printemps en Cornouailles, là où le film a essentiellement été tourné.