Notorious est le 9e film Américain d'Hitchcock, et l'avant-dernier produit durant la période de son contrat avec Selznick. Non que ce soit un film Selznick, puisque comme chacun sait le metteur en scène n'aura tourné que trois films sous la houlette de son "patron," mais celui-ci a passé son temps à "louer" les services de son poulain à d'autres, résultant le plus souvent en des productions de prestige pour d'autres studios: la Fox (Lifeboat), Universal (Saboteur, Shadow of a doubt) ou RKO (Suspicion, Mr & Mrs Smith). C'est avec certains de ces films, en particulier Suspicion ou surtout Shadow of a doubt, qu'Hitchcock a sans doute le plus pris ses marques, et préparé le terrain pour ses productions futures, et bien entendu produit certaines de ses oeuvres les plus personnelles des années 40. Notorious en fait donc partie, et c'est en effet un film très important...
Prévu pour être une production Selznick, le bébé a été refourgué à la RKO par le producteur, avec son metteur en scène. Si ensuite David Selznick, qui ne savait pas ce qu'il voulait, tâchera d'influer en faisant remplacer l'acteur principal par Joseph Cotten, on ne peut que se réjouir que Hitchcock et Grant aient tenu bon... C'est donc la deuxième collaboration des deux hommes, et après le playboy soupçonné d'intentions criminelles de Suspicion, c'est à nouveau un Grant différent des habitudes qui se présente à nous. Face à lui, une Ingrid Bergman en grande forme, et le duo est de fait explosif, inspirant Hitchcock de façon décisive. Pour terminer ce tour d'horizon rapide, on se réjouira de trouver sous la marque éminemment Hitchcockienne du criminel sympathique, Claude Rains qui est à la hauteur, contrebalancé par un chef des services secrets Américains joué par Louis Calhern, trop poli pour être honnête.
Tout en surfant sur la vogue des films d'effort de guerre (Qui rappelons-le venait juste de se terminer), Notorious est à la fois un film d'espionnage élégant, et un drame sentimental d'un genre nouveau, profondément adulte, et dont le principal combat se situe au niveau de la morale et du devoir...
Notorious, un adjectif qui a un double sens: d'une part, notion de célébrité, mais d'autre part cette célébrité n'est pas liée à une notion d'oeuvre, d'accomplissement; il en ressort que le terme a des connotations péjoratives très marquées. De fait, à Miami, Alicia Hubermann (Bergman) est la fille, constamment surveillée par la presse, d'un homme d'origine Allemande, qui vient d'être jugé coupable de trahison et envoyé en prison: il complotait avec des Nazis... Elle noie son mal-être dans l'alcool et les plaisirs, et fait la rencontre d'un mystérieux inconnu, dont elle tombe instantanément amoureuse, Devlin (Cary Grant). celui-ci est un espion Américain, dont le travail est de recruter Alicia... et de l'envoyer séduire Alex Sebastian (Claude Rains), un riche ami de son père qui pourrait bien être au centre du complot, et qui a toujours eu un faible pour la jeune femme. Avec réticence, voire dégout, Devlin exécute les ordres, malgré le fait que les deux héros vivent désormais ensemble, et la descente aux enfers dAlicia commence, supervisée par un Devlin de plus en plus amer au fur et à mesure que le film se déroule...
A cette intrigue mi-sentimentale, mi-policière, le metteur en scène ajoute des discussions entre les espions, dirigés par Louis Calhern, au cours desquelles les Américains révèlent de façon parfaitement odieuse tous leurs préjugés vis-à-vis d'Alicia qu'ils prennent pour une trainée. Devlin ne cache pas son dégout à la fois pour ses supérieurs, mais aussi pour Alicia, qu'il n'a pas suffisamment protégée contre la tâche dégradante qui lui est confiée. Mais derrière cette notion de devoir, le devoir de Devlin de demander à la femme qu'il aime de coucher avec un Nazi (!), ou le devoir de cette même femme de fermer les yeux et de penser à l'Amérique,se cache également l'insurmontable peur de s'engager directement pour Devlin, qui avant les dix dernières minutes n'a jamais avoué ses sentiments à Alicia... Est-ce par morale, parce qu'il désapprouve sa conduite passée, ou la croit incapable de changer, est-ce parce qu'il la croit aussi peu digne qu'une prostituée, etc.. La question est souvent posée, sans réponse, par Alicia, et les échanges entre les deux amants deviennent de plus en plus noirs au fur et à mesure que le film avance... L'amour, ce n'est pas toujours un bouquet de violettes. Ici, en particulier, mélangé avec le devoir, ça devient quelque chose de bien différent d'une partie de plaisir.
A ces deux personnages, et aux cyniques Américains, on notera qu'Hitchcock ajoute des Nazis, qui pour certains d'entre eux (Anderson, joué par Reinhold Schünzel, ou Sebastian-Claude Rains) sont aimables, gentils et prévenants: comment ne pas contraster les manières d'homme du monde de Sebastian, avec le geste de Devlin qui donne un coup de pied brutal sur le cheval d'Alicia pour provoquer la rencontre entre celle-ci et sa cible? Il compte, tout simplement sur un geste chevaleresque de l'Allemand... Le visage acceptable voire séduisant du mal, c'est l'un des thèmes d'Hitchcock, qui nous avait déja montré, dans sa galerie de portraits, Paul Lukas dans The lady vanishes, par exemple, ou l'oncle Charlie de Joseph Cotten dans Shadow of a doubt... Ici, il accompagne son "méchant" d'une mère plus difficile, qui est par certains cotés sa mauvaise conscience, jouée par Madame Konstantin, elle est l'une des premières mères monstrueuses de l'oeuvre. Il y en aura d'autres...
Enfin, Hitchcock ne se contente pas de filmer les ébats (Bergman et Grant réussissent à donner l'impression d'une intimité très forte, qui a du faire exploser les petites lunettes de plus d'un censeur aux Etats-Unis), il montrent aussi les espions à l'oeuvre, grâce à l'intrusion d'un "McGuffin" intéressant (Du minerai d'uranium, caché dans des bouteilles millésimées), d'un objet essentiel (La clé de la cave, gardée jamousement par Claude Rains, mais subtilisée au péril de sa vie par Ingrid Bergman, Alicia devenue entretemps Mrs Sebastian), d'une occasion en or (Une réception à la maison Sebastian, au cours de laquelle Devlin a été invité, et durant laquelle Sebastian ne lâche pas son épouse d'une semelle), et de deux erreurs qui conduiront fatalement Sebastian à soupçonner son épouse (une bouteille cassée dans la cave, et la clé manquante après la soirée). Ajoutez à cela un baiser comme seul prétexte rationnel de la présence de Grant et Bergman dans la cave, et un travelling avant qui rappelle celui, fameux, de Young and innocent, et on aura une séquence d'anthologie... Mais la fin, qui voit Grant intervenir directement dans la maison Sebastian pour sauver Alicia affaiblie par des doses quotidiennes de poison, est aussi un haut moment de suspense.
Voilà, nous tenons avec Notorious un film d'une grande classe, dans lequel Hitchcock a réussi à résoudre à sa façon le problème de la quadratire du cercle: il propose un élégant drame sentimental, matiné d'une intrigue d'espionnage superbement mise en scène, le tout baigné de réflexions fondamentales sur l'engagement, aussi bien idéologique que sentimental, le devoir, et les préjugés amoueux face aux apparences. Après ce film, un de ses grands classiques, il ne lui restera plus qu'à tourner vite fait (mal fait) un dernier film-pensum pour son mentor Selznick, et il sera prêt à voler de ses propres ailes...