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  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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11 novembre 2024 1 11 /11 /novembre /2024 11:39

The mother and the law

 
Entre le tournage de The Birth of a nation et sa sortie, le décidément prolifique Griffith a entamé un nouveau film. Retournant à la veine sociale réaliste de The musketeers of Pig Alley, il conte cette fois le malheur d’un jeune couple pris dans la tourmente de la justice, le tout vu du point de vue de la jeune femme. Ce relativement petit film, tourné en extérieurs en pleine ville et dans quelques décors très réalistes, constitue sans doute une récréation pour Griffith, mais il représente, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, un retour à un grand nombre de préoccupations laissées de coté depuis quelques années. Une fois la tempête de The Birth of a nation lancée, Griffith va changer d’avis, et revenir sur -, le compléter, l’étendre, y ajouter des histoires supplémentaires sans relation apparente avec l’intrigue de base, dont une qui se développe sur 7 bobines environ, et en faire un film tellement énorme que la superproduction précédente pâlit à coté. Il va également terminer de bouleverser la science du montage, et inventer une forme de cinéma-pamphlet qui n’aura qu’une descendance limitée.

Pourtant, si le titre The mother and the law a été remplacé par Intolerance, affublé de sous-titres tous plus grandiloquents les uns que les autres (Love’s struggle through the ages, A sun play of the ages), l’histoire de ces jeunes gens en butte à l’hostilité de la société reste le fond, le principal fil narratif, un fil rouge particulièrement important dans l’œuvre finie. Matrice d’Intolerance, The mother and the law fera même l’objet d’une sortie tardive, 3 ans après l’échec commercial de son film-manifeste, sous la forme d’une version réduite à la seule histoire moderne. Deux indices nous permettent de confirmer l’importance de ce petit film dans la structure initiale d’Intolerance : les tournages successifs des segments ajoutés se feront sous l’appellation The mother and the law, avant qu’un nouveau titre ne soit trouvé ; enfin, la structure laisse la part belle à cette histoire, que Griffith désigne dans ses intertitres par « our modern story », « our story of today », et qui commence et finit le film, et en définit le sujet même.

L’intrigue est située dans un New York de 1915, ou une jeune adolescente (Mae Marsh) qui vit avec son père dans des conditions modestes, rencontre un jeune gangster (Bobby Harron), l’épouse et le réforme par la même occasion. Manque de chance, rattrapé par son passé, il est l’objet d’une vengeance de ses anciens amis, qui l’envoient en prison. Son épouse a un enfant, mais celui-ci lui est enlevé par une association de femmes réformistes qui l’ont surprise buvant de l’alcool pour soigner un rhume. Une fois libéré, le mari est condamné à mort pour le meurtre de son ancien patron (Walter Long), qui a essayé de profiter de sa jeune épouse. Seulement il est innocent : C’est la maîtresse du patron (Miriam Cooper) qui a commis le meurtre par jalousie (Dans une scène au montage exceptionnellement rapide et virtuose). Il s’agit pour la jeune épouse de réussir à innocenter son mari aux yeux du gouverneur, afin d’obtenir la grâce; mais le temps presse…

Le film est tourné en pleine rue, et l’authenticité de la mise en scène fait plaisir à voir. Griffith a choisi de ne pas nommer les protagonistes, autrement que par des groupes nominaux aussi génériques et arbitraires que possible, nommant du même coup ses préférences : Mae Marsh est The dear one (la chère petite, ou la petite chérie) ; Harron est The Boy; Long est le Mousquetaire (Musketeer, tiens donc), etc. Le prologue est selon moi entaché par le jeu de Mae Marsh, à laquelle Griffith demande une fois de plus de jouer la petite fille attardée : chez Griffith, il n’y a pas d’adolescence pour les filles. Elles passent directement de l’enfance à l’âge adulte. C’est en particulier vrai pour Mae Marsh, qui jusqu’à Intolerance n’a joué que des fillettes ou presque, et qui continue ici à se conduire de façon ridicule, gambadant de façon puérile, distribuant des baisers à tous les animaux qu’elle rencontre… Heureusement, les scènes qui suivent la mort du père lui permettent de faire preuve de plus de retenue, et l’équipe qu’elle forme avec Bobby Harron s’en sort très bien. Un magnifique plan de Mae Marsh, au milieu du film, la voit rentrer chez elle après le verdict de condamnation à mort, et son visage fond littéralement au noir sur l’écran: une véritable figure tragique…

Le parcours du personnage joué par Bobby Harron va de l’adolescence, lorsqu’il travaille à l’usine locale avec son père, jusqu’à l’âge adulte, quand il est devenu gangster, aux cotés de Walter Long. Entre les deux, il a perdu son père lors d’une tuerie organisée par une police privée qui a brisé une grève à la demande du patron local (M. Jenkins) : la charge anti-capitaliste est extrêmement virulente, et les images de grève légitime cassée par des milices et des anti-grévistes armés de fusils reste en mémoire longtemps après avoir vu le film. Quoi qu’il en soit, Harron qui était un ado attardé dans The Birth of a nation, qui jouait souvent le grand benêt dans les courts Biograph, est ici totalement convaincant. La subtilité de son jeu, son coté sec, mais pas encore totalement endurci comme l’aurait été Elmer Booth par exemple, cristallise l’affection du public. D’ailleurs si le titre The mother and the law donne l’impression que l’histoire, comme c’est si souvent le cas chez Griffith, tourne autour de la jeune femme, le jeune homme est le principal héros de bien des péripéties. Il lui est même permis de ressentir, suprême audace, les tourments moites et humides de la puberté, surtout face à la tentation, représentée par Miriam Cooper : le fait que celle-ci soit la femme du patron reste un argument de poids pour aller voir ailleurs, et rencontrer Mae Marsh… La question du sexe est ici aussi abordée, par Un Griffith qui a décidément beaucoup évolué: à la fin d’un après midi, lorsque le jeune homme raccompagne la jeune femme chez elle (peu de temps après que Mae Marsh ait perdu son père), il lui fait comprendre qu’il souhaite entrer malgré son refus. Un débat animé s’ensuit, au cours duquel la jeune femme se précipite chez elle, concrétisant par la fermeture de la porte la barrière morale qu’elle est décidée à ne pas franchir. Finalement, à travers la porte, le jeune homme lui fait comprendre que s’ils étaient mariés, elle lui ouvrirait la porte. Régissant favorablement à la proposition de mariage, elle entrouvre la porte, et laisse la tête de Bobby Harron entrer pour un chaste baiser.

La peine de mort, rarement mise en doute en ce début de siècle, est l’objet du final de The mother and the law. Griffith donne son avis à plusieurs reprises ; si il me paraît prématuré de devoir attribuer un caractère abolitionniste à toute fiction mettant en scène un innocent accusé à tort (Clint Eastwood disait qu’avec True Crime / Jugé coupable, en 1999, il ne remettait pas en question la peine de mort, juste son efficacité), Griffith est explicitement amené à prendre fait et cause contre la sentence : lors du verdict, l’intertitre reprenant les mots du juge nous donne l’impression, d’un écho fatal sur le dernier mot: Dead, dead, dead. Plus tôt, un autre titre nous dit : œil pour oeil, dent pour dent, une vie pour une vie, un meurtre pour un meurtre. Il va s’attacher à donner une importance particulièrement grande à l’exécution, aux tentatives de Mae Marsh et de son entourage pour l’empêcher, aux tentatives de confession de Miriam Cooper, et va jusqu’à représenter l’exécution de façon documentaire : ses préparatifs, les circonstances, les acteurs : bourreaux, prêtre, officiers de justice, etc… On l’aura compris, cette omniprésence de la peine de mort est particulièrement notable pour une film tourné en 1915/1916, surtout d’un auteur qui montrait le lynchage d’un esclave violeur comme un acte nécessaire, effectué par les héros de son film précédent… Mais ne parlons pas des choses qui fâchent.

Donc, dans son état actuel, The mother and the law est un film crucial, splendide, qui reprend les choses là ou s’étaient arrêtés A corner in wheat, The musketeers of Pig Alley et The painted Lady, mais on peut se demander s’il y avait besoin d’en ajouter. En effet, le meilleur moyen de voir ce film est aujourd’hui de regarder Intolerance, dans lequel quatre histoires, dont The mother and the law se succèdent, se chevauchent, se prolongent et s’interrompent les unes les autres dans un puzzle unique en son genre. Il convient de se demander pourquoi, de s’interroger sur les intentions de Griffith, qui est omniprésent dans son film, par le biais de ses intertitres, mais aussi de décisions de montage radicales : parmi les commentaires railleurs de certains critiques, il y a eu des voix pour dire qu’il était difficile d’adhérer à un film au cours du final duquel on a peur que l’héroïne Babylonienne, conduisant son char, se fasse percuter par un train… Et c’est l’effet produit par certaines scènes, si on n’y prend pas garde. Pourtant, s’il serait facile de rire avec les railleurs, ou de considérer ce salmigondis indigeste de presque 3h20 comme une ridicule tentative de détourner l’attention au moment ou un insistant procès médiatique en racisme empêche l’auteur de The Birth of a nation de savourer tranquillement son succès, reste que ce nouveau film, unique en son genre, est un évènement cinématographique à chaque vision, y compris 92 ans après.

La réaction de Griffith aux accusations dont il était l’objet à propos de son brulot fascisant fut d’abord d’en appeler au premier amendement (Entre autres, garantissant la liberté de parole et de la presse) et de demander à faire valoir la totale liberté de l'auteur d’utiliser The Birth of a nation pour y exprimer une opinion. Il s’inquiétait notamment de voir des villes ou des états interdire la diffusion de son film, ou en couper de larges portions, afin de garantir la paix civile. Il n’a jamais eu gain de cause, la justice locale considérant systématiquement son film comme un produit commercial et non un organe d’expression. C’est donc en citoyen outragé par une atteinte à sa liberté qu’il va réfléchir à répondre par un film, et tout naturellement considérer son petit film The mother and the law, toujours pas sorti, comme la base d’une œuvre qui pourrait bien s’attaquer à un des maux de l’Amérique moderne. Les premiers ajouts se feront sur l’histoire moderne, dans laquelle, il va ajouter des portraits de réformateurs (Des gens que Griffith n’aimait pas: l’un de ses derniers courts s’intitulait The reformers, or the lost art of minding one’s business en 1913 : les réformateurs, ou l’art perdu de se mêler de ses propres affaires), qui sont dans l’histoire de vieilles filles aigries ne supportant pas de voir la jeunesse ouvrière vivre sa vie d’une façon indécente à leurs yeux. Le capitaliste de l’histoire, Jenkins, est présenté comme un homme froid et coupé des réalités, qui ordonne de tirer sur les manifestants depuis la solitude de son bureau. Les soldats (Ou miliciens, selon les copies) qui tirent sur la foule sont également un ajout par rapport à la première version… Après avoir infléchi son film dans une nouvelle direction Griffith va y ajouter les autres épisodes. Le concept, justifiant le titre final, est d’apporter une comparaison (Explicite d’après les intertitres : maintenant que nous avons vu ce qui se passe à notre époque, intéressons-nous à d’autres temps, durant lesquel, etc) avec The mother and the law: la vie du Christ (Howard Gaye) est donc évoquée à partir de vignettes inspirées de quelques épisodes importants : l’anecdote de la femme adultère, les noces de Cana, la montée au Golgotha, la crucifixion. Ces anecdotes sont généralement liées au thème des scènes modernes qu’elles viennent illustrer de façon allégorique, et le meilleur exemple en est probablement la vision du Christ portant sa croix, précédant de quelques minutes la montée de Bobby Harron à l’échafaud. Une autre histoire utilsée pour un temps relativement limité est une vision typiquement Griffithienne de la Saint-Barthélémy : le massacre de Protestants par les Catholiques, le roi étant poussé par ses conseillers et sa mère, fait écho à l’histoire initiale, et le massacre historique rejoint thématiquement la grève brisée à coups de fusils des débuts du film. Lautre intérêt de cet épisode est de fédérer les protestants avec un rappel de leurs persécutions passées : le film est non seulement Chrétien, il est de plus on ne peut plus Protestant. Le traitement de l’histoire par griffith reste le même que d’habitude : la grande Histoire vue à travers la petite : Eugene Pallette, pas encore ventripotent (mais déjà bonhomme) joue ici Prosper Latour, un huguenot qui s’apprête à se marier, et doit essayer de sauver sa chérie (Yeux Bruns) contre les milices royales et les Catholiques assoiffés de sang. Prétendant défendre les libertés avec son film, Griffith en a semble-t-il pris beaucoup avec la vérité historique.
 


La troisième histoire rajoutée est la plus spectaculaire, et sans la plus difficile à justifier, du moins thématiquement : voir en la Babylone antique un royaume de bonté précurseur de 1915, il fallait oser, surtout lorsque les caméras de Griffith soulignent les spécificités vestimentaires (Ou dépourvues de vêtement, comme les fameuses séquences de 45 bobines dévolues aux prêtresses d’Ishtar, qui me font irrésistiblement penser aux vestales du Castle Anthrax des Monty Python), les coutumes bizarres, et se faisant aider d’intertitres gonflés: ainsi, le marché au mariage, ou les hommes seuls venaient chercher une épouse est-il comparé avec l’époque moderne; pas très différent de notre méthode, nous dit Griffith. En revanche, elle trouve son utilité dans deux domaines: le décor, la présence de batailles spectaculaires (Avec moult détails : décapitation, brulures, amputations, etc….), les mouvements de caméra piqués à Cabiria permettent à griffith de rivaliser avec les peplums Italiens, mais aussi avec lui-même : Après , Griffith pensait que le public n’aurait pas compris que le metteur en scène ne cherche pas à faire plus, toujours plus loin, toujours plus fort… Disons que si la plupart des images qui sont aujourd’hui montrées du film tournent généralement autour de cet épisode, et en particulier des décors extraordinaires construits pour l’occasion, mais aussi des mouvements de caméras qui nous les montrent, c’ets quand même cette partie du film qui gêne le plus, par le jeu ampoulé (Griffith souhaitait aussi copier le jeu délirant de certains films européens, mais ne se rendait pas compte que le naturalisme de ses films modernes était bien en avance. Alfred Paget, Seena Owen, Tully Marshall et surtout Constance Talmadge en font des tonnes, et Elmer Clifton est totalement nul : l’histoire nous conte comment le jeune prince Belshazzar (Paget) va perdre Babylone lorsque le grand prêtre de Bel (Marshall) va donner à Cyrus le moyen d’envahir la ville afin de venger son Dieu, délaissé au profit d’une déesse de l’amour, Ishtar. Le tout est conté avec le point de vue d’une jeune « Fille de montagnes » (Talmadge) qui a eu vent du complot contre son prince adoré, par un soldat amoureux d’elle, mais décidément assez peu doté en matière grise (Clifton). L’histoire sortira en film indépendant elle aussi (The fall of Babylon), mais ce n’est pas une très bonne idée…

Le principal atout, et la principale invention d’Intolerance, c’est bien sur son montage unique : au lieu de faire se suivre les quatre histoires, et de prier pour qu’un lien se fasse dans l’esprit du spectateur après avoir tout vu, Griffith décide de tout mélanger, selon une suite rigoureuse de séquences, toutes empreintes d’une certaine cohésion, du moins au début. L’histoire moderne est la première à être montrée, vite suivie par une introduction à l’histoire Biblique, et le début de la St-Barthélémy, qui commence par une exposition assez classique : le lieu, l’époque, le contexte… On s’attend à un long métrage de facture classique pour les trois histoires. Après un retour à l’histoire moderne, Griffith sort son va-tout avec l’histoire Babylonienne, dont l’exposition, comme celle des autres histoires, est détaillée et suffisamment riche pour qu’on s’attende à de vastes développements. La suite apparemment disjointe et aléatoire d’extraits peut faire penser à un zapping géant, mais elle a une fonction : le spectateur s’abandonne, et sera constamment surpris par les destinations. Ensuite, aucun hasard ici : Griffith nous emmène là ou il veut. Trois des histoires y sont narrées in extenso, et la seule qui soit vraiment épisodique est la moins développée, celle du Christ: Griffith n’y fait qu’une ou deux allusions. Les trois autres sont de véritables histoires cohérentes et développées, mais le déséquilibre entre les trois est criant : La St-Barthélémy ne dure environ qu’un trentaine de minutes, et voit ses séquences, généralement courtes, principalement placées en début et en fin du long métrage. Les deux histoires restantes se partagent 2h30 de temps.

Ce qui frappe, c’est le lien : toutes ces histoires sont liées entre elle par un Griffith narrateur, qui multiplie les interventions sous forme de notes, qui pilote les comparaisons et les digressions et qui assume totalement chaque image avec un aplomb remarquable : heureusement, car ce film est un échafaudage très fragile, et il n’est pas sur qu’ion puisse se reconnaitre dans ce qui est, décidément, une vision personnelle, trafiquée, de l’histoire : on sait ce qu'il faut en penser à propos de The Birth of a nation, c’est la même vision tronquée qui prévaut ; mais le lien artificiel établi, s’il renvoie forcément à l’auteur, renvoie aussi à l’Amérique, celle de 1916, celle de Mae Marsh et Bobby Harron : notre histoire moderne, une histoire humaine, comme étaient humains les gens de l’époque Babylonienne ; une histoire Chrétienne, et plus encore protestante: voilà le pedigree du film, ainsi constitué afin de fédérer le public auquel Griffith le destinait en priorité. Peut-être a-t-il réussi dans ce sens, peut-être non ; les gens n’ont pas vraiment suivi (Même si, contrairement à la légende, le film n’a pas été un échec : il a juste fait un petit succès, mais Griffith a décidé de jouer son va-tout en amenant son film sur les routes, à la façon dont il avait lancé une tournée pour The Birth of a nation, et c’est là que le public a réagi négativement : cette tournée lui a couté une fortune, et s’est avérée un gouffre.) mais l’essentiel est ailleurs : Griffith a bouleversé le cinéma dans un essai unique au monde.

Totalement Griffithien, le film repose sur des genres que l’auteur connaissait bien, et la fluidité et la virtuosité présentes dans la partie moderne nous montrent sa science en matière de narration cinématographique. Les autres épisodes reposent quant à eux sur des bases éprouvées, par l’auteur de ces quelques 400 courts métrages qui vont dans tous les sens, mais aussi de Judith of Bethulia. Il ya aussi une volonté de faire un cinéma de la psychologie (Renvoyant à The painted lady, et incarné ici par Miriam Cooper dont les tourments intérieurs sont exprimés par un visage fascinant) et de pousser plus loin encore les limites de la représentation (Violence, sexe, conditions sociales) dans son style de mise en scène: Griffith est donc chez lui. Il faut ajouter à cet échafaudage l’influence des films Italiens, évidente dans l’épisode Babylonien, tant dans le luxe hallucinant des décors que dans les mouvements de caméra. Griffith n’a de toutes façons pas choisi ses périodes au hasard, et l’a fait pour des raisons esthétiques avant tout: toujours son vieux démon de reproduire le cinéma Européen, celui de Cabiria et de L’assassinat du duc de Guise. Et puis ces périodes l’ont clairement inspiré, notamment en matière de décors : ils sont très impressionnants de bout en bout.

On ne débouche pas avec un tel mélange, sur un film parfait, c’est évident. Le jeu des acteurs dans La Chute de Babylone, les digressions parfois irritantes, il y a de nombreux défauts. Mais que de morceaux de bravoure : Chaque histoire fourmille de scènes, de décors qui s’impriment en nous (Les fameux plans des décors de la partie Babylonienne, avec les mouvements de caméra depuis un ballon captifs, ou encore les mouvements de panique à la fin de la fète, quand Cyrus s’introduit dans le palais : une scène de panique vue au microscope. ), une justesse étonnante là ou on ne l’attend pas : l’histoire de Jésus est d’une sobriété rare, et évite les lenteurs propres à ce genre de sujet : voir à ce titre le film d’Alice Guy (1906) de sinistre mémoire… La Saint-Barthélémy est généralement très intéressante, et deux scènes me restent en tête: la crise de nerfs du roi qui en bave (C'est daiileurs un détail dégoutant) lorsque sa mère et la cour le poussent à signer l’ordre de massacrer les protestants, et la mort de Prosper Latour, tenant sa fiancée morte à bout de bras, face à un bataillon de soldats qui le fusillent littéralement. Il est dans l’entrebaillure d’une porte : Griffith nous le montre criant sa rage, de face, puis nous montre le peloton. Retour à prosper, mortellement touché. Quand il s’écroule, c’est depuis la maison qu’on le voit: Griffith nous implique totalement, avec sa science du point de vue, et nous fait endosser celui des victimes : voilà un exemple de ce coté fédérateur voulu par Griffith pour ce film.

Mais je ne cache pas mon sentiment: l’essentiel du message est à prendre dans l’histoire moderne, dont la présence (environ 1h20), la situation géographique (d’un bout à l’autre du film), et l’avantage de posséder un happy-ending font de manière évidente le principal attrait du film. C’est par cet épisode que Griffith accroche ses spectateurs, qu’il justifie les digressions (La première est d’ailleurs une illustration Biblique, renvoyant de fait à l’âme Américaine), qu’il cimente le tout. Son énigmatique image-lien, celle de Lillian Gish en mère du monde, est sans doute moins efficace (Elle sert quand même d’indication, et est très efficace pour signaler quelques transitions un peu plus dure à avaler) que l’intérêt généré par cette histoire mélodramatique. Là encore, les morceaux choisis sont d’une richesse à couper le souffle : la répression de la grève, frontale et brutale, qui tranche sur le coté petit-bourgeois de Griffith qui pouvait se manifester ça et là dans son œuvre ; la scène du meurtre, ancré sur une multitude de micro-suspenses, tout comme la poursuite finale, avec la voiture de course qui tente de rattraper le train, afin d’empêcher l’exécution. Ayant vu un montage des scènes modernes, dépourvues de tout le reste, je le dis malgré tout ici haut et fort : avec les autres histoires, la force qui se dégage de ce film est encore plus impressionnante. Les digressions informent le tout, prolongent les autres histoires et notamment la partie moderne, et servent un dessein plus élevé que l’enfumage des critiques par un auteur blessé, qui était avouons-le la principale motivation de ce film au départ… Le film Intolerance est un film social génial et excitant déguisé en pamphlet, dont les images fortes impliquent le spectateur dans le bon sens, cette fois. Comment pourrait-on après en penser le moindre mal, quant on ressent l’effet physique du montage, dans les scènes et entre elles, et qu’on assiste éberlué à ce kaléidoscope humain? Intolerance est pour cela un des films les plus importants au monde.

La descendance de ce très long métrage ne pouvait pas être très étendue : comme d’autres films, on peut difficilement s’en inspirer sans le copier. Il est amusant de constater que la plupart des disciples d’Intolerance (Dreyer pour les Pages arrachées du livre de Satan, Lang pour les Trois Lumières, DeMille pour ses Ten Commandments de 1923) ont remis de l’ordre dans leurs films, afin de ne pas perdre le public. Malgré celà, ce qui reste d’Intolerance et de son apport dans le cinéma mondial, c’est cette science de la digression et de la comparaison qui va être une sorte de marque de fabrique vaguement prétentieuse, sur les films de DeMille et Curtiz, et cette tendance à l’allégorie qui disparaîtra à la fin du muet: oui, je pense que sans Intolerance, il n'y aurait pas eu de Manslaughter. Toutefois, un metteur en scène a réussi à reprendre le flambeau de Griffith, et à fait la même chose que lui, imposant un lien unificateur entre trois histoires contées en puzzle : c’est Buster Keaton, avec The three ages. Et en plus, c’est rigolo.

Le relatif échec de Griffith et d’Intolerance mettra un coup d’arrêt à ce type d’expérimentations et Griffith fait désormais des films plus sages : un cycle de films de guerre en particulier (Je n'en ai vu aucun), dont un brulot anti-Allemand qui nous rappelle par sa mauvaise réputation de bien mauvais souvenirs: Hearts of the world(1918). Il ne s’arrêtera pas pour autant d’intervenir en tant que narrateur, et d’abreuver un spectateur qui n’en demandait pas tant de notes parfois limites malhonnêtes (Robespierre, le Bolchevik de la révolution Française dans Orphans of the storm, 1921), mais plus jamais chez lui, nous ne verrons de train risquer d’écraser le Christ en partance pour sa crucifixion pendant qu'un curé Catholique recueille une petite fille Protestante poursuivie par un soldat Babylonien.

 

Versions

Pour finir, il faut s'intéresser aux différentes versions d'Intolerance. Il est remarquable qu'un film aussi épisodique, dont les copies différaient d'une représentation à l'autre, ait été préservé de manière aussi uniforme. Cela dit, il existe plusieurs versions, et je ne parle ni de The mother and the law, ni de The fall of Babylon, les deux longs métrages effectués et sortis en 1919 afin de tenter de capitaliser sur un film commercialement fragile: Intolerance a deux montages distincts, dont les différences sont en fait présentes dans les intertitres, et donc dans les intentions, mais aussi dans deux séquences absentes de la version Kino et de son édition Française chez MK2. La scène de la fusillade, dans la version courante, est montrée avec des policiers (Ou miliciens) qui tirent sur la foule. Un intertitre de l'autre version nous informe que les miliciens en question n'utilisent que des balles à blancs, les morts durant la fusillade seront dus aux balles des employés briseurs de grève de Jenkins. Un épisode de la chute de Babylone est également présent (Et répertorié dans le découpage publié par les Cahiers il y a quelques années maintenant) mais il est clairement redondant. Son seul argument est de représenter une rencontre plus importante entre Balthazar et la fille des Montagnes (qu'on retrouve d'ailleurs dans The fall of Babylon, dans sa version "long métrage" de 1919). Une séquence supplémentaire, enfin, donne à voir la fin de l'intrigue moderne avec le bébé qui est rendu à la petite famille une fois le mari innocenté. C'est sans aucun doute une fin alternative, dont l'intention était de finir de rassurer dans les chaumières. Une question toutefois: et Miriam Cooper, qu'advient-il d'elle? Dans le film, on la voit quitter la prison bras-dessus bras-dessous avec Tom Wilson, le futur policeman de The Kid. Elle vient de confesser un meurtre, pourtant... Aucun changement dans cette version à ce sujet. Bon, si vous souhaitez voir ces images supplémentaires, elles sont sur une des versions restaurées il y a une dizaine d'années, parfois éditées (Un DVD TF1 a existé, mais il est indisponible à ce jour). Cette version provient d'une copie tirée en 1917 et disponible au DFI de Copenhague.

 

La version la plus communément répandue, en 13 bobines, provient d'une ressortie basée sur un remontage (1926) par Griffith de la version de 1916. c'est la version qui fait autorité aujourd'hui, dans laquelle apparemment les intentions de Griffith apparaissent le plus clairement, sans doute. Il est permis d'en douter, d'autant que ce montage survient 10 ans après la sortie, d'une part, et que à ce stade, le destin du film était scellé, faisant du film plusou moins un flop; je reste persuadé que le metteur en scène n'a pu qu'altérer un peu son film... Difficile de pouvoir l'établir, pourtant, en l'absence d'une authentique copie d'origine. Mais toutes les autres "incarnations" du film (la copie Danoise, et les deux longs métrages de 1919 tirés des histoires individuelles) possèdent des variations, et surtout des développements qui n'y sont pas présents.

 

Cette version "officielle" par défaut s'accompagne aujourd'hui d'une disponibilité des deux films de long métrage qui ont été retirés du fiasco. Si The fall of Babylon est une restitution de l'essentiel du découpage de cette portion d'Intolerance avec quelques chutes pour agrémenter le tout, The mother and the law dans sa version de 1919 est un long métrage de 99 mn, qui ajoute de nombreux développements -et redondances, on ne se refait pas- à ce que contient le film de 1916. Tout me semble dater de 1915-1916, et c'est peut-être le long métrage prévu avant que Griffith ne bouleverse ses plans. Il est aussi fort, et possède les mêmes combats qu'Intolerance, mais dans ses ajouts, donne plus de vie à Mae Marsh et Bobby Harron... Et ajoute un détail sordide: la mort du bébé... Je pense que ce film contient au moins 20 minutes inédites, fragments disparates ou fascinants d'un puzzle qui n'a pas fini de nous intriguer.

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1916 Lillian Gish **
3 avril 2024 3 03 /04 /avril /2024 21:37

Un couple vit au plus près de la montagne, ils ont un nouveau né. L'homme part pour couper du bois, mais le bébé reste sans surveillance: un aigle le prend pour le ramener dans son nid. Une expédition se forme, à sa tête, l'homme (David Wark Griffith), qui va secourir l'enfant au péril de sa vie...

C'est un petit film modèle, finalement, qui permet au plus important réalisateur du début de la décennie suivante de faire sa première aparition, du moins la première notable. Ce film doit sans doute l'avoir marqué, car on retrouvera souvent cette dynamique, faite d'un mélange de descrition, d'urgence et de montage très clair. L'enjeu lui conviendra aussi, puisqu'ici il est question de son principal dada: une menace sur le bonheur d'une famille, mise en perspective dans un suspense important...

Le film a été partiellement tourné en studio à Fort Lee, ce qui se voit (la cabane dans la montagne, photo suivante), mais l'essentiel est en fait tourné en extérieurs, dans les bois. Ce qui est un atout important... Mais on retiendra aussi l'animation impeccable (même si un peu lente) de l'attaque de l'aigle.

 

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Published by François Massarelli - dans Edwin Porter Thomas Edison David Wark Griffith Muet
26 décembre 2023 2 26 /12 /décembre /2023 10:53

Dans les montagnes, on hésite à écrire "reculées", une famille vit tranquillement, à l'écart. La fille de la maison (Mary Pickford) rêve de romance, et n'a pour seul espoir que le voisin, un brave garçon (Owen Moore); il n'est sans doute pas assez intéressant: quand un homme (Arthur Johnson, "un voyageur venu de la vallée, nous annonce un intertitre, une façon comme une autre de ne pas dire "un citadin") s'arrête chez eux pour une étape, il séduit la jeune femme sans vergogne.

Le frère de la jeune femme (James Kirkwood) prend les choses en mains, et tue le voyageur (et tant qu'à faire, un villageois qui passait par là), dans un déchaînement de violence...

Il est des cas où Griffith s'est fait un chroniqueur presque tendre de la vie dans des endroits reculés (généralement ruraux voire montagnards) des Etats-Unis, notamment dans certaines de ses comédies des années1919-1920, voire dans les aspects liés à la comédie de son long métrage épique Way down east. Mais les courts métrages de 1908 à 1913 laissent plutôt voir les aspects presque anthropologiques les plus embarrassants, de peuplades refusant le progrès et vivant avec des codes éculés, ceux du XIXe siècle en l'occurrence. Ici, le metteur en scène fait tout peser sur une intrigue de revanche, biblique en diable... et je parle pluôt de l'ancien testament!

Mary Pickford est ici poussée à jouer à fond sur le côté 'diable sorti d'une boîte' de son jeu, qui trahissait souvent chez Griffith à la fois une sorte de fascination inquiétante pour les femmes-enfants (elles y ont toutes eu droit, Lillian et Dorothy Gish, ou Mae Marsh plus souvent que les autres actrices du maître), mais aussi une incapacité à s'élever au-delà de ses propres conventions. Mais surtout elle est irresponsable, justifiant presque ce qui va lui arriver! Et justifiant aussi du même coup le (double) meurtre!

Quant à la fin, tout concourt à faire de cette lynching party (une habitude folklorique du Vieux Sud) un événement parfaitement normal (à la mère qui s'enquiert de ce qui va advenir de son fils, un des poursuivants indique la pendaison d'un geste, je ne pense pas qu'il y ait un procès en vue), on voit bien que tout ici ressort d'une sorte de tradition d'honneur, et n'oublions pas que Griffith est lui-même un enfant du Kentucky... Tout ça concourt à faire de ce court métrage d'une seule bobine un événement, par ailleurs totalement en avance sur son temps, tout en étant comme la plupart des films de Griffith un pur produit... du XIXe siècle.

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Mary Pickford Muet
4 mars 2023 6 04 /03 /mars /2023 11:54

Avec un titre pareil, surtout un an après la sortie en France de L'assassinat du Duc de Guise, qui allait tant le marquer, on imagine Griffith se lançant dans une peinture des sombres dessins du Cardinal en question, dans le contexte d'un roman de Dumas. Bien sûr que ce ne peut être que Richelieu, et qu'à chaque fois qu'il sera fait allusion à ce personnage, on attend de l'intrigue, de la politique, de l'espionnage...

Mais on en sera pour ses frais: ce film est une comédie, quasi Shakespearienne, dans laquelle Richelieu et la cour complotent, oui, mais pour manipuler une dame de haute noblesse afin qu'elle accepte la main d'un homme d'armes... S'agit-il d'un Mousquetaire? Le costume ne l'indique pas, mais on peut émettre des doutes sur la véracité justement des habits portés dans ce film léger, tout comme on devrai se contenter de spéculations sur son intrigue: il n'y a pas d'intertitres...

Quelques éléments d'histoire, pour un film qui fut longtemps considéré comme perdu: il est parfois attribué à Griffith seul, parfois à Frank Powell, un assistant qui tournait les films qui n'intéressaient pas Griffith à la Biograph; de la même manière Sennett n'allait pas tarder à prendre en charge le département comédie. Sinon, c'est James Kirkwood qui interprète le Cardinal, et il fait ce qu'on attend de lui théâtralement, c'est à dire qu'il e tient au fond du champ en permanence, mais est de toutes les scènes. En l'absence de Père Joseph, l'éminence grise, eh bien... c'est lui!

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet
19 février 2023 7 19 /02 /février /2023 18:01

Lillian Gish, malgré le fait que le réalisateur l’avait forcément remarquée en cet été 1913, restait dans des films comme The Musketeers of Pig Alley, ou The battle at Elderbush Gulch, cantonnée dans les jeunes ravissantes idiotes. On sait que Mae Marsh, souvent traitée de la même façon, aura sa revanche avec Intolerance, mais pour Lillian Gish c'est The mothering heart, tourné en avril, qui lui offrira une occasion en or d'interpréter un rôle à la juste mesure de son talent.

Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, «de femme», que sont The painted Lady ou The New York hat. Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules:

elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sûr, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions.

Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (elle est, bien sûr, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…).

Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage: Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans The Birth of a nationTrue heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seul moment où Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.

Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine: il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites: le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet Lillian Gish
19 février 2023 7 19 /02 /février /2023 17:50

Tourné en novembre 1912 à Fort Lee, après Oil and water (le premier «deux bobines» depuis Enoch Arden), The Massacre ne sortira qu’en février 1913. Il deviendra, à sa façon, un classique du western, et doit sans doute cette position enviable à sa construction: mélange de mélodrame, de drame historique, de film d’aventures, Griffith ne choisit jamais et pose les jalons des ingrédients futurs du western.

Il me déçoit toutefois, par la manipulation un peu trop voyante utilisée par le metteur en scène pour nous impliquer dans une scène de bataille déjà anthologique; le film nous conte en effet deux histoires: le départ vers l’ouest de l’héroïne jouée par Blanche Sweet et son mari interprété par Charles West, d’une part, et les pérégrinations fatales d’un régiment de Cavalerie mené par un officier à la Custer, dont un ancien prétendant de Blanche Sweet est l’un des scouts (Un guide civil, pas un ridicule gamin en uniforme), joué par Wilfred Lucas.

Le prologue, comme d’habitude, est centré sur Blanche afin de capter le public, et l’impliquer jusqu’au bout; de fait, lorsque le simili-Custer a mené l’attaque sur un village indien, et doit subir les représailles à ce qui pourrait bien être Little Big Horn, les gens de la caravane dont font partie Blanche et son mari sont avec la cavalerie, et ces pionniers vont eux aussi subir l’attaque fatale. Le suspense est lié à la question suivante: le mari de l’héroïne préviendra-t-il les secours à temps pendant que Blanche et son enfant, protégés par les cavaliers (et le scout, dont le sens du sacrifice est souligné) courent un danger particulièrement mortel?

Non que je refuse ma part de suspense lorsqu’elle m’est donnée, mais les incohérences du récit, le côté collage (« Bonjour, amis pionniers. Nous venons de massacrer des femmes et des enfants, leurs maris doivent le savoir à présent, et ils ne sont sûrement pas contents. Vous joignez-vous à nous ? –D’accord. »), et la frustration du spectateur que je suis de voir Griffith lâcher en plein vol le sujet qu’il avait abordé (nommément, le massacre de Washita, qui pré-data Little Big Horn de quelques années: il s’agissait effectivement de l’acte de barbarie qui sera à la base de la fédération de plusieurs tribus -un cas unique dans l’histoire des Amérindiens- qui entraînera une victoire spectaculaire contre Custer): la description du massacre par la cavalerie des femmes, des vieillards et des enfants est montrée ici sans ambiguité, avec tout le savoir-faire dont Griffith pouvait faire preuve, tant dans le montage que dans le dosage de ce qu’il faut voir et de ce qu’on peut suggérer. Mais l’indignation soulevée par l’anecdote ne débouche que sur le coté mécanique des représailles…

C’est tout Griffith: il soulève des problèmes, il pose des questions, mais n’y apportera pas de réponse. D’ailleurs, je me permets moi aussi de soulever une question, sans y apporter non plus de réponse: de quel massacre nous parle le titre de ce film ambigu? Le film est très distrayant, et le suspense marche à fond, c’est bien le principal.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet Western
17 février 2023 5 17 /02 /février /2023 16:01

Dans une petite communauté côtière, une jeune femme (Mae Marsh) est séduite par un artiste de la ville (Edwin August)... Quand son ami d'enfance (Bobby Harron) visite ses parents et demande la main de la jeune femme, elle répond qu'elle est déjà fiancée. Elle souhaite demander à son artiste de venir rencontrer ses parents, mais elle se rend compte qu'il est déjà fiancé... Avouant jusqu'où l'idylle a été, elle est chassée par son père (Charles Hill Mailes).

Le film est adapté d'un poème, une pratique courante chez Griffith qui trouvait parfois dans des classiques matière à réaliser un court métrage qui se donnait des allures d'illustration de noble littérature... Mais je pense que ce qu'il a été chercher dans cette intrigue, c'est l'opposition entre un personnage clairement à l'écart du monde, cette jeune femme incarnée avec sobriété par Mae Marsh, et représentée en ouverture, recroquevillée sur des rochers, dans une posture qui sera la sienne la dernière fois qu'on la verra: perdue dans ses rêves de romantisme, à l'écart donc des tâches journalières qu'elle doit accomplir (mener le bétail, pour commencer), puis prostrée sur des rochers que la marée engloutira, elle est le jouet d'un destin tout tracé.

Les autres personnages sont bien conventionnels, mais Griffith les traite comme quelqu'un qui ne les aime pas vraiment: le père trop rigoriste, et peu soucieux du bien-être de sa fille, qui la condamne à mourir purement et simplement; l'artiste, séducteur sûr de lui et oublieux du destin de celle qu'il séduit; enfin, le garçon qui n'a pas su être suffisamment intéressant, et qui quand on lui en donne la chance, ne rattrapera même pas celle qui est partie mourir...

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet
17 février 2023 5 17 /02 /février /2023 15:49

Filmé dans le New Jersey, ce film agit en quelque sorte comme une parabole pour Griffith, qui à travers une anecdote du passé, trouve un moyen de s'attaquer aux moralisateurs de son temps...

Dans la petite communauté puritaine de Salem, un des notables (George Nichols) est attiré par une jeune femme pure (Dorothy West), qui le repousse. Il la dénonce, ainsi que sa mère, pour sorcellerie... Un trappeur (Henry B. Walthall) qui est amoureux de la jeune femme se met en tête de la délivrer avec un groupe d'indiens qui sont ses amis...

Le film est un court métrage d'une bobine, comme la plupart des films Biograph, et on sent bien que Griffith a tout fait pour y mettre le maximum, ne perdant pas de temps à exposer ses deux personnages principaux, qui en deux minutes, nous sont identifiés, mais en prime l'action est lancée: ils se sont rencontrés! Il nous montre, sous probable haute influence de The scarlet letter, le roman d'Hawthorne, le processus de diabolisation des femmes qui sont soupçonnées de sorcellerie, mais il ne se contente pas de les montrer exposées à la vindicte populaire, ou exécutée par voie de pendaison (ce qui aurait été historiquement authentique), il préfère les montrer au bucher...

Le film bénéficie énormément de son tournage à l'Est, avec ses sous-bois qui renvoient immédiatement au Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper. Evidemment, le film repose énormément sur le suspense d'un sauvetage de dernière minute... Maintenant, il est toujours amusant de voir à quel point Griffith se rangeait facilement du côté des progressistes dans ce genre d'intrigue...

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet
17 février 2023 5 17 /02 /février /2023 09:09

Réalisé en mars 1913 en Californie, ce film montre Griffith s’attachant à rendre compte d’un type d’évènement qu’il a peut-être lu dans un journal, au rayon des faits-divers, ou d’une théorie médicale glanée au hasard d’un magazine: comment la musique peut être utilisée à des fins thérapeutiques dans des institutions psychiatriques. On peut ouvrir donc ici l’éternel débat du cinéma tiraillé entre noble (le désir de faire avancer la science d’une part, et le désir d’éduquer, toujours présent chez un réformateur comme Griffith) et le trivial (utiliser le suspense pour faire passer la pilule).

Le film n’est pas totalement satisfaisant d’un point de vue narratif, avec une entrée en matière qui louche vraiment du coté didactique, mais la partie plus proprement réservée au suspense est comme toujours plutôt réussie: un homme dépressif, rendu enragé par le surmenage, a des accès de violence incontrôlable, que seule la musique semble pouvoir calmer; un jour qu’il a échappé à la vigilance de ses gardes-infirmiers (ils ressemblent plus à des policiers selon moi), il s’introduit avec une arme chez un médecin et menace sa femme. Celle-ci adoucit l’homme et lui prend son arme grâce à un air de piano.

L’attaque de la jeune femme est emplie de motifs Griffithiens: le déséquilibré s’introduit dans le salon de la jeune femme (Claire McDowell), au moment ou celle-ci joue avec une chatte (c'est une « Ecaille de tortue », donc une femelle): une jeune femme qui joue avec un animal, l’éternel symbole de l’innocence et de la douceur féminine chez David Wark Griffith, et par-dessus le marché l’habituelle menace au cœur du foyer. La scène est ancrée sur un plan général, mais des plans rapprochés de la jeune femme et de sa réaction au moment ou elle sent une présence d’une part, mais aussi des gros plans de ses mains se posant sur le piano permettent à l’ensemble de respirer, et de souligner le principal axe du propos: le rôle de la musique. Même si celui-ci est rendu explicite par une intertitre, l’image se suffit à elle-même.

Une autre tendance typique du réalisateur dans ce film, c’est l’apparition d’un prologue, au cours duquel le médecin courtise, séduit et se marie avec la jeune femme. C’est somme toute inutile au propos, à moins qu’il s’agisse de capter la clientèle féminine plus efficacement en nous donnant à connaitre le couple. On retrouve ce type de prologue dans de nombreux films (The last drop of waterEnoch Arden, etc), et on le retrouvera aussi dans The Birth of a nation.

Ce qui est enfin le plus frappant, dans cette œuvre intéressante mais à la cohésion un peu chaotique, c’est la représentation générique du déséquilibre mental, je me garde d’utiliser le terme de folie: un plan nous montre les femmes pensionnaires d’une institution (le film parle, lui, d’ « Asylum »), dans un parc. Chacune d’entre elles s’est vue assigner une consigne de jeu par le metteur en scène, là ou on aurait pu imaginer une scène hâtivement tournée, réglée au mégaphone: allez, hop! délirez! Vous, là, un peu plus de bave, à gauche! Ouf! on échappe à cela, le cinéma continue donc de progresser vers la subtilité, même si Charles Hill Mailes, le patient déséquilibré, joue avec un peu plus de tonnage mélodramatique. Sinon, le scénario du film est crédité à un certain Jere F. Looney. Ca ne s’invente pas.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet
16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 18:16

L'équipe de Griffith à la Biograph était une unité très occupée, qui avait beaucoup de travail et de la pellicule à impressionner. Ca ne pouvait pas marcher à tous les coups... Friends est un western, versé dans le folklore traditionnel: une ville de mineurs, avec son saloon, ou travaille Mary Pickford (à quoi?); elle croit filer le parfait amour avec un Henry B. Walthall qui a la bougeotte (au propre, comme au figuré: l'acteur ne tient pas en place dans le film) et décide de partir en la laissant. Elle accepte la proposition d'un prospecteur (Lionel Barrymore) qui la demande en mariage, avant de devoir le regretter lorsque Walthall revient en arrière et se rend compte qu'il arrive trop tard...

Malgré les efforts de Walthall et Barrymore pour exister dans ce film, Griffith concentre l'essentiel de la charge émotionnelle sur le personnage de Pickford. Le plan d'ouverture et le plan de fin sont d'ailleurs de ces gros plans "détachés" qui définissent un personnage plus qu'une action, et nous présentent l'héroïne dans toute sa mélancolie: il est malaisé durant la vision d'interpréter ce premier plan qui ne situe rien en apparence, mais la répétition du motif à la fin du film, après la résolution de l'intrigue nous permet de recoller efficacement les morceaux; il s'agit ici du tourment de cette jeune femme dont la vie vient peut-être de se briser.

Une fois de plus, la femme et son malheur sont au centre du film, avec une Mary Pickford encore habilitée à jouer les adultes au destin triste... Plus pour longtemps! La copie dans un état lamentable nous rappelle que les films de Griffith, préservés dès les années 30, 40, et 50, ont souffert de n'être conservé que sur pellicule 16mm pour beaucoup d'entre eux, voire sur tirage papier pour les plus malchanceux: The Narrow Road, par exemple ou encore The adventures of Dollie. Bien sûr, on ne peut que se réjouir de leur conservation, mais il est regrettable que de meilleurs moyens n'aient été utilisés pour sauver ces chefs d'oeuvre.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Mary Pickford Muet