Tourné immédiatement après Die Augen der Mumie Ma, qui tranchait singulièrement sur sa production de comédie, ce nouveau fiml est une preuve supplémentaire de l'ambition de Lubitsch d'exister hors du genre qui l'a fait connaître, et d'étendre le champ d'action de sa mise en scène. Le résultat est impressionnant et lui donne raison...
Le film adapte le court roman de Prosper Mérimée, bien entendu: c'était dans l'air en cette fin des années 10, alors que la guerre se terminait... Rien qu'en 1915, il y avait eu trois adaptations: Celle de cecil B. DeMille (Paramount, avec Geraldine Farrar), celle de Raoul Walsh (Fox, avec Theda Bara), et... celle de Chaplin pour la compagnie Essanay, qui ne sortirait qu'en 1916, et dont le pedigree reste sujet à caution (court métrage? long métrage? avec Edna Purviance)... Autant dire que, comme avec Les trois mousquetaires, Carmen est devenu une spécificité cinématographique à part entière, dans laquelle les metteurs en scène prennent ce qui leur permet de faire du cinéma attractif. En gros, la femme fatale, le conflit entre devoir et amour, le désir (dont Carmen est une personnification puissante), et les inévitables clichés de l'espagne, les Gitans, la Corrida... et la "Cat fight" dans les ateliers de la fabrique de cigares!
Pola Negri est une Carmen glamour à souhait, avec cet étonnant équilibre entre la canaillerie et la sensualité qui a fait sa réputation. Si la mission de Lubitsch était en ce qui la concerne de l'auréoler du statut de star par chaque plan, chaque action et chaque scène, alors c'est réussi. Harry Liedtke, solide acteur rompu aux excentricités de son metteur en scène, se prête au jeu en interptrétant un Don José qui se plie aux clichés le concernant, victime sans cesse des manioulations, désirs et caprices de sa maîtresse.
En réduisant le champ de l'intrigue (seul Feyder, à ma connaissance, restituera à José sa dimension de héros tragique en lui donnant une histoire et par là-même une âme, en en faisant un fuyard de la cause basque, dans sa version de 1926) aux passages obligés et largement couverts par l'opéra de Bizet, Lubitsch achève de réaliser un film soigné, à la mise en scène très précise, ultra-lisible, et qui semble prendre les devants: certes, l'Allemagne se prépare à vivre des instants terribles, mais le cinéma national est prêt, semble-t-il dire, à prendre sa part au concert des nations. C'était bien vu, car c'ets précisément ce type de film (avec aussi Madame Du Barry tourné l'année suivante) qui tapera dans l'oeil des studios Américains, qui ne manqueront pas de faire venir le grand metteur en scène...