Interrogé sur ce film, Capra confessait facilement son affection profonde, en même temps qu'une sorte de fatalisme devant le destin des copies, qui n'ont jamais cessé d'être malmenées à partir de la sortie de 1937, et de l'insuccès notoire du projet. Il admettait aussi avoir considéré entreprendre un remake, mais avouait ne pas l'avoir fait car il ne l'envisageait pas sans Ronald Colman... Donc, avec un film mutilé, reconstruit tant bien que mal, et qui tranche apparemment de façon spectaculaire sur ce qu'est un film de Capra selon la sagesse populaire, on n'est pas loin d'imaginer avoir affaire à un chef d'oeuvre maudit... ou un vilain petit canard. En tout état de cause, on est face à un objet peu banal... Un objet qui se situe de par son histoire dans la droite ligne de la carrière de Capra à la Columbia, dont c'est le film le plus ambitieux. Le script du au complice Robert Riskin était adapté d'un roman de James Hilton paru en 1933. C'était un succès, contrairement au film.
En 1935, le diplomate Britannique Robert Conway (Ronald Colman) et son petit frère George (John Howard), sont stationnés en Chine et avant d'en partir sous la pression de révolutionnaires, se rendent à Baskul dans le but d'aider un maximum de ressortissants Européens et Américains (Nommément dans le film, des "blancs") à quitter le territoire devenu brûlant en raison des troubles politiques. Ils parviennent à sauver 90 personnes (En faisant un tri systématique entre "indigènes" et blancs, ce qui désole Conway), et prennent un avion en compagnie des trois derniers évacués, pour pouvoir rejoindre l'Europe. En chemin, les passagers s'aperçoivent qu'ils ont été acheminés vers l'Himalaya au lieu de s'en éloigner, et leur appareil se crashe en pleine montagne... où un groupe d'hommes très équipés, menés par Chang (H. B. Warner), un Chinois mystérieux qui parle un Anglais impeccable, vient les chercher pour les amener dans un endroit fantastique: Shangri-la, une vallée encaissée, épargnée des intempéries et qui possède un micro-climat positivement miraculeux. Très vite, Conway apprend que son arrivée dans cette vallée merveilleuse n'est absolument pas un miracle ni une coïncidence, et va apprendre surtout à se familiariser avec les lieux, une vallée auto-suffisante, un vrai paradis dont il lui paraîtra difficile de partir. Mais son frère, lui, n'apprécie pas la perspective d'être coincé pour le reste de ses jours dans cet endroit pour en préserver le secret...
J'ai laissé de côté trois points qui alourdiraient considérablement ce résumé, mais qu'il me semble nécessaire de préciser maintenant: d'une part, Shangri-La est dans le film une communauté vaguement oecuménique, fondée par un prêtre Belge deux cents ans auparavant, qui avait trouvé la vallée par hasard. Et ce prêtre (Sam Jaffe) est toujours vivant... Egalement présentes aux côtés du père Perrault, et de Chang, deux femmes vont refléter, chacune à sa façon, les convictions bien différentes des deux frères Conway. George va tromper son impatience en tombant amoureux de Marie (Margo), une femme Russe à l'âge mystérieux: elle paraît avoir vingt-cinq ans, et assure être jeune, mais Chang assure Conway du contraire. Ce dernier, pour sa part, apprend que Sondra (Jane Wyatt); une jeune Européenne qui est venue vivre à Shangri-la, a remué ciel et terre pour que lui, l'homme dont elle a lu les livres philosophiques avec passion, puisse venir vivre ses rêves à l'abri du monde. Ils vont, bien entendu, tomber amoureux l'un de l'autre. Enfin, les autres occidentaux venus avec les Conway sont tous bien différents: Glory (Isabel Jewell) est une ancienne prostituée condamnée par la médecine, qui tente de survivre en dépit d'une tuberculose carabinée; Barnard (Thomas Mitchell) est un industriel et financier recherché pour sa participation involontaire à un scandale; et le Britannique Alexander P. Lovett (Edward Everett Horton) est un paléontologue, totalement oublieux de tout ce qui n'est pas lui-même, et qui souhaite rentrer au plus vite à Londres afin d'y exposer sa découverte: une magnifique vertèbre de mégatherium, dont il est persuadé qu'elle va lui apporter la notoriété... Les trois personnages vont pourtant très rapidement succomber au charme de l'endroit. D'abord attiré par l'or qui semble être partout à fleur de rocher, puis soucieux d'aider Glory à surmonter son état, Barnard finit par se laisser aller aux charmes de Shangri-la, dont il décide de faire profiter de ses connaissances en matière d'infrastructure urbaine. Glory se sent revivre, et finit par guérir totalement, grâce en particulier à l'affection de Barnard. Et Lovett, tout simplement, s'ouvre et s'humanise...
Le premier tiers du film est entièrement consacré aux aventures des Conway en Chine, qui sont excitantes, fort bien menées, et bénéficient de la mise en scène exceptionnelle de Capra. Ce dernier a fait aménager un hangar réfrigéré par la Columbia afin de pouvoir garder un certain réalisme en ayant de la buée authentique qui permette de rendre les conditions de vie en pleine montagne aussi véridiques que possible! le mystère est entier jusqu'à l'arrivée de Chang, et la référence qui s'impose à nous autres petits Européens, c'est bien sûr le Tintin des années 30, et cette atmosphère de roman feuilleton à cent à l'heure, qui domine cette portion du film. Nul doute que ça a joué en sa défaveur, car une fois arrivés à Shangri-la, les personnages auront moins de mauvaises surprises... On notera que chacun d'entre eux, excepté George bien sur, est confronté à des merveilles cependant; Et bien sûr celui qui aura le droit à un tour de grand huit complet n'est autre que Robert Conway! Mais le principal défaut du film réside justement dans des passages longs, très longs, qui ont pour la plupart été coupés au fur et à mesure des ressorties du film, dans les années 40 et 50: les deux rencontres avec le "Père Perrault", le grand lama fondateur de Shangri-la, sont l'occasion de monologues redondants, qui exposent la raison d'être du lieu, et par là même la fonction philosophique de cette histoire, pour Capra comme pour l'auteur du roman dont le film a été tiré: créer et maintenir un endroit à l'écart du monde, préservé du tumulte, et donc de la foule, qui permette à la sagesse de l'humanité de survivre aux folies guerrières.
On notera qu'il ne s'agit pas d'empêcher la guerre, juste de l'ignorer. Capra qui est souvent accusé par ses contempteurs d'être un incorrigible boy scout qui raconte des histoires de milliardaires qui se mettent à partager leur fortune, nous raconte ici plutôt que la sagesse consiste à se préserver du monde en le laissant aller à sa perte. Il nous expose un rêve privé, une échappatoire sélective en quelque sorte. Un rêve dangereux à l'heure des expériences fascistes... Pourtant ce n'est pas cet aspect d'utopie gênante qu'on retient du film, plutôt son identité de rêve éveillé, mis en valeur par les mystères de roman-feuilleton qui entourent les énigmes de l'âge des gens qui Shangri-la: ainsi, on apprend en même temps que Conway, auquel Chang a raconté l'étrange histoire de Perrault qui a perdu sa jambe dans son périple, que le "grand lama" qui est unijambiste n'est autre que le prêtre Belge vieux de plus de deux siècles. A partir de là nous sommes comme lui prêts à croire que la jolie Marie est en réalité une octogénaire. Mais, assure Chang, qu'elle fasse un pas à l'écart de Shangri-la, et elle sera aussitôt une petite vieille rabougrie qui sera incapable de résister aux intempéries de ce bon vieil Himalaya... Une convention qui vaut ce qu'elle vaut mais qui agit comme un révélateur intéressant, en même temps qu'un enjeu narratif sur le dernier tiers du film.
En attendant, le film a coûté cher, très cher: le résultat de cette dépense se voit à l'écran, la Columbia n'ayant sans doute jamais autant dépensé auparavant pour un seul film! Les décors de Shangri-la, les centaines de figurants, les scènes de panique en Chine, parfaitement intégrées à des vues documentaires, mais aussi la cérémonie funéraire de la fin, dont il existe de nombreuses chutes absolument magnifiques, tout concourt à démontrer que si Capra n'a ponctuellement rien perdu de son efficacité, il est en effet devenu pour ce film particulièrement dépensier. Ce n'est pas moi qui vais lui jeter la pierre, mais le fait est que si la Columbia, habituée à le voir enchaîner les succès depuis 1933 (Lady for a day, It happened one night, Mr Deeds goes to town) l'a laissé faire, et a même typiquement rajouté une couche dans les bande-annonces d'époque en mettant l'accent sur le luxe du film (L'anecdote de Foolish Wives et de son prétendu "million de dollars" en 1922 a semble-t-il été oubliée par tous les studios), ça lui a été reproché vertement une fois le manque de succès du film établi.
Le destin "physique" du film, à cette époque durant laquelle il fallait de l'espace, du personnel et de la précaution pour conserver un film, et non des pixels et de la mémoire comme aujourd'hui, a été particulièrement contrarié: d'une part, la version souhaitée initialement par Capra, qui durait paraît-il près de trois heures, a été très critiquée par les spectateurs d'une preview, et n'a pas survécu à cette unique présentation en 1937. A la place, c'est un film à la durée notable (Pour la Columbia, décidément pas très fortunée à cette époque) de 130 minutes qui est sorti, réarrangé de la façon qu'on connaît aujourd'hui. Mais la guerre (Dont le film anticipe clairement la venue afin de justifier son message idéaliste) arrivant, une nouvelle version réadaptée a été concoctée, dans laquelle le message pacifiste de Perrault a été amoindri en taillant dans les séquences qui offraient des monologues à Sam Jaffe, parmi les plus difficiles à soutenir aujourd'hui il est vrai. Ont aussi été coupées des scènes, y compris de comédie, de la vie quotidienne à Shangri-la des principaux protagonistes: une scène dans laquelle Glory révélait à Chang son métier par exemple, mais aussi des séquences qui montraient Lovett et Barnard s'accoutumer à leur nouvel environnement. Le film avant sa reconstruction de 1972 avait perdu une vingtaine de minutes, ainsi que son vrai titre, désormais remplacé par son titre Britannique The lost horizons of Shangri-La, qui mettait finalement par la présence du lieu mythique, l'accent sur le côté conte de fées du film. C'est une trahison, car à tort ou à raison, je pense que Capra y croyait dur comme fer...
Quoi qu'il en soit la restauration de 1972, qui réassemble des séquences tirées de douzaines de copies autour d'une bande-son intégrale de la version d'exploitation, nous a restitué une version décente du film, même si incomplète. On notera qu'au moment de la numérisation du film, en 1999, une minute supplémentaire, tirée d'une copie 16mm, a été intégrée au métrage déjà assemblé en 1972.
Si on va au fond, le film est franchement plus que polémique, avec cette intrigue dans laquelle un idéaliste et une poignée de quidams perdus en plein Himalaya découvrent par hasard le paradis sur terre et abandonnent graduellement toute volonté de retourner chez eux alors que la guerre menace! Mais son sens de l'absolu, sa sincérité touchante et le soin maniaque apporté à la réalisation en font le chef d'oeuvre de Frank Capra... ou du moins celui de ses films que je préfère. Peut-être aussi à cause de sa fragilité assumée, de son improbabilité et de son fantastique mâtiné de conte, à cause de ses transgressions aussi, et puis, il y a l'impeccable Ronald Colman, la ravissante Jane Wyatt, Edward Everett Horton... que voulez-vous?