Finalement, le patriotisme est une maladie honteuse. Principalement de nos jours, en particulier lorsqu'il s'agit de protectionnisme, d'anti-immigration ou même de sport, un domaine dans lequel le pire chauvinisme sévit de plus en plus jusqu'à l'absurde. C'est la raison pour laquelle il est urgent afin de relativiser, de se replonger dans l'oeuvre fascinante de Frank Capra, un cinéaste de premier plan qui est aujourd'hui pratiquement oublié dans son pays, et qui a toujours, depuis le début des années 30 jusqu'à la fin de sa carrière, pris au pied de la lettre l'amour de son pays et de ses valeurs, sans jamais tomber dans les pièges du chauvinisme ou de l'ordure nationaliste. Et jamais mieux, ni de façon plus éclatante que dans Mr Smith Goes to Washington, un film auquel bien des commentateurs préfèrent le certes délectable Mr Deeds goes to town sorti quelques années plus tôt. Pas moi.
Il y a des liens forts entre les deux films pourtant: Deeds était un cran au-dessus de tout ce que Capra avait fait, et le script dû au cinéaste et à son complice d'alors Robert Riskin concernait un naïf, un Américain moyen interprété par Gary Cooper, qui se retrouvait avec des responsabilités qui tendaient à lui échapper, auxquelles il savait faire face avec bon sens... ce qui lui valait d'être mis au ban de la société. L'idée de ce nouveau film, tourné à la veille de la guerre, et à un moment ou Capra est tout-puissant (Il a deux Oscars du meilleur film à son actif, et s'apprête à quitter la Columbia, un studio de second rang qu'il a contribué à élever avec des films prestigieux), est assez similaire, et d'ailleurs le cinéaste (Avec la complicité de Sidney Buchman) s'apprêtait à en faire une suite, un Mr Deeds goes to Washington dans lequel le héros se voyait confier des responsabilités politiques plus ou moins honorifiques. L'impossibilité pour Gary Cooper de faire le film en aura décidé autrement... Et lorsque James Stewart, déjà au générique du film précédent de Capra, You can't take it with you, a répondu présent, le film a pris selon moi une autre dimension.
Un sénateur d'un état de l'ouest est décédé en plein mandat, de façon plus ou moins inattendue. Toute la machine politique autour de lui se met en branle: lui et l'autre sénateur de l'état, le très respecté Joseph Paine (Claude Rains), ainsi que le gouverneur (Guy Kibbee) appartiennent au même parti, dont un certain nombre d'indices nous permettent de penser qu'il s'agit du Parti Républicain. Dans un cas comme celui-ci, alors que peu de temps reste pour finir une législature, la solution pour finir le mandat ne passe pas par les urnes... Une simple nomination par le gouverneur suffit. Mais celui-ci est pris entre le parti qui souhaite nommer un homme d'appareil, et les citoyens qui souhaitent nommer un homme intègre mais falot. Les enfants du gouverneur lui suggèrent alors une solution inédite mais qui satisfait tout le monde: Jefferson Smith (James Stewart), un éternel boy scout, inconnu du grand public mais vénéré par tous les gosses de son état pour son travail auprès des enfants, qu'il accueille dans les bois de l'état pour qu'ils y apprennent la vie au grand air. Joseph Paine, les membres du parti et surtout Jim Taylor (Edward Arnold), l'homme qui tire les ficelles de l'état, approuvent la nomination en pensant qu'un tel naïf sera idéal à manipuler. Jefferson Smith, patriote et enthousiaste, arrive à Washington pour y prendre ses fonctions, et est dès le départ un agneau jeté aux loups. Jim Taylor tient le gouverneur, le sénateur Paine (Un ancien ami du père de Jeff Smith) et tout le parti dans ses mains, et il a des projets qui rapportent, qui doivent justement passer par le Sénat avant de lui permettre de s'enrichir. Apparemment, ce n'est pas un jeune idéaliste comme Smith qui peut le gêner. A moins que...
Ce qui va tout faire changer, comme dans tant d'autres films de Capra (Deeds et Meet John Doe en tête), c'est une femme: Clarissa Saunders, interprétée par jean Arthur, est la secrétaire du jeune sénateur, et elle a plus d'expérience que lui. Elle reconnait avoir depuis longtemps troqué son innocence contre de plus lucratives compromissions, et laisse faire la machinerie de Taylor; Dans un premier temps, elle participe plus ou moins à la curée avant de constater que la sincérité et le patriotisme de Smith sont réels, et finalement c'est lui qui a raison. Elle va le piloter et l'aider, dans sa lutte contre la machine politique qui ne manquera pas d'essayer de le broyer; ils vont, en couple, partir en guerre contre tout le Sénat. Et le film requiert, de fait la complète adhésion du spectateur... C'est là qu'intervient un facteur décisif à mon sens, et sans doute la supériorité de ce nouveau film sur Mr Deeds goes to town: si dans les deux films Jean Arthur sera la catalyseur de la renaissance du personnage principal, ici, James Stewart remplace Gary Cooper, et prète toute son énergie à un personnnage en or. Mais Capra sait également jouer de sa gaucherie, et a remarqué, comme le fera Hitchcock plus tard (Dans la deuxième version de The man who knew too much, précisément) qu'on peut jouer de la grande taille de cet acteur pour conduire à mieux connaitre son personnage, comme lorsque Jeff Smith s'installe à son banc au sénat pour la première fois et ne sait pas quoi faire de ses longues jambes et de ses longs bras... Et surtout, quand Stewart se lance dans un réquisitoire, aucun second degré n'est permis, et rien ne vient troubler la fête. Les scènes finales, dans lesquelles Capra adopte dans sa mise en scène une énergie comparable à celle de ses acteurs et transforme le sénat en une cour de justice dans laquelle Smith est jugé par tous ses semblables (A l'exception du vice-président et président du sénat, Harry Carey, qui lui témoigne plus d'une fois sa sympathie et qui semble bien réjoui de pouvoir rompre avec la monotonie coutumière du lieu). Parmi les autres protagonistes importants on trouve le sénateur Paine, auquel Rains apporte toute son ambiguïté, et dont tout le film réussit à nous montrer qu'il n'est pas tout à fait perdu pour les merveilleux idéaux de sa jeunesse: le sénateur est surnommé "Le chevalier blanc", en raison de ses combats passés, ce qui est loin de la réalité contemporaine, puisqu'au moment ou le film commence il est devenu aussi manoeuvrier, aussi corrompu que les autres. Mais l'arrivée de Smith va réveiller des souvenirs... Ce qui ne l'empêchera pas, le moment venu, de frapper fort pour discréditer Smith devenu très gênant, dans des joutes oratoires brillantes et mises en scène avec une verve fantastique. Enfin, Thomas Mitchell incarne la presse, à travers le personnage vaguement alcoolique d'un correspondant, qui campe dans le bureau de Clarissa, et est un peu amoureux d'elle. Il va, le moment venu, être un allié objectif, réveillé lui aussi par la fraîcheur de Jeff.
Le metteur en scène s'est taillé une réputation justifiée de réalisateur économe. On se souvient qu'il a réalisé 12 films en douze mois à son arrivée à la Columbia, un sudio qui ne brille pas par ses moyens. Mais depuis le succès de Lady for a day (1933), et les Oscars de It happened one night (1934), les budgets alloués à Capra et les films qu'il tourne ont pris de l'ampleur, au risque de devenir de véritables débâcles (Injustifiées, hélas, comme Lost Horizon en 1936 par exemple). Et il reconstruit un Washington très véridique, avec ses lieux-clés, que seul Jeff Smith semble voir: il faut avoir vu James Stewart se transformer en un gosse auquel on offre le train électrique de ses rêves, quand il aperçoit le Capitole... Le Sénat, ou l'essentiel de l'action se déroule, va être reconstitué de façon très réaliste, et Capra va utiliser une technique qu'il a fait sienne durant les années 30: demander aux acteurs de jouer la scène comme au théâtre, tout en multipliant les caméras, ce qui donne une authenticité et un rythme inédit à ses films. La technique de la télévision, en quelque sorte... Il n'oublie jamais d'où il vient, et Capra maintient le cap vers la comédie, faisant de James Stewart un héritier de Harold Lloyd, qui s'empêtre dans son chapeau quand une jolie fille lui parle. D'ailleurs, une scène entière de confrontation douloureuse avec la gent féminine est entièrement vue par le biais du chapeau de Smith dans ses mains, dont il ne sait pas quoi faire... Et le rythme particulier du film est imprimé dès le départ par des scènes d'exposition exemplaires: on prévient les personnes concernées de la mort d'un sénateur. très vite, un nom retient l'attention, celui de Taylor. En deux minutes, on a compris toute la situation: la mort d'un sénateur, la nécessité d'en nommer un autre, et la mainmise de Taylor sur l'état et ses politiciens... Capra alterne les plans très courts, le montage serré, et des petits plans-séquences dans lesquels les acteurs vont s'égayer et mieux habiter leur personnage, ce qui est évident quand on voit la façon dont Thomas Mitchell, acteur de théâtre, ou James Stewart, acteur instinctif, jouent ici des rôles qui sont parmi leurs meilleurs.
Ce qui est en jeu est bien sur l'honnêteté du jeu politique, la dénonciation de la corruption, et le questionnement des institutions d'un pays connu pour sa démocratie et sa liberté; une scène en montre les enjeux: un journaliste commente le combat de Jefferson Smith pour faire triompher la vérité contre la corruption, en soulignant la présence dans le carré diplomatique du sénat d'envoyés de deux dictatures, en rappelant que le combat par la parole libre auquel ils vont assister est une chose qu'ils ne peuvent connaitre chez eux... Ce que reproche Smith au sénat, et aux machines politiques que sont les deux partis représentés au Congrès, ainsi qu'aux lobbies de tout poil, qu'ils soient légitimes ou qu'ils soient mafieux, comme Taylor tel que Capra nous le présente dans le film, c'est d'avoir mis de côté les acquis démocratiques et les libertés fondamentales de la nation Américaine: les raisons de venir s'installer dans un pays ou on a les libertés que n'ont jamais connues nos ancêtres, dit-il. Capra appuie son personnage en le faisant visiter des monuments, tel le Memorial Lincoln et sa fameuse statue, ou Jefferson Smith est témoin d'une scène à la mise en scène empreinte d'émotion: un grand-père et son fils lisent la célèbre Gettysburg address, inscrite dans le marbre à côté de la statue (C'est le texte par lequel Lincoln réaffirme les principes sacrés de la fondation des Etats-Unis, en les montrant dans la perspective de l'abolition de l'esclavage et du retour des Etats confédérés, alors en sécession et en guerre contre l'Union, dans le giron des Etats-Unis). Véritable évangile de la nation Américaine, le texte déclenche chez Smith comme chez le vieil homme et l'enfant une profonde émotion, amplifiée lors de l'apparition d'une très vieil homme noir sur les lieux. Premier degré indispensable, bien sur, mais le rappel de ces principes, dont Jeff Smith saura bientôt qu'ils sont bafoués jour après jour par les représentants élus du peuple Américain, est nécessaire pour Capra qui sait, en 1939, ce que les dictatures représentent en Europe. Il n'y appelle pas à l'intervention, mais au raffermissement des valeurs. La nuance est importante...
La principale technique parlementaire utilisée par Capra et Stewart est parfaitement authentique, elle s'appelle le filibustering... Un sénateur peut gagner du temps en annonçant clairement qu'il ne laissera plus la parole à ses colègues. la technique est surtout utilisée pour retarder ou empêcher le vote d'un projet de loi, ici, le sénateur Smith en lutte contre la corruption du système incarné par ceux qui l'ont nommé entend faire entendre sa différence depuis le Sénat jusque dans son état. Cela passe par vingt-quatre heures durant lesquelles le jeune Sénateur est obligé de rester debout et de parler, sans jamais quitter l'enceinte de la salle. C'est, on le verra, un combat inégal, un seul homme ne pouvant rivaliser de la sorte avec une institution comme le Sénat. Mais la façon dont le film progresse, reposant tout entier sur ce qui reste un combat de titans, soutenu par les jeux d'une grande force et d'une grande sincérité de Rains, Carey (Principal pourvoyeur de comédie durant ces scènes largement dramatiques, le président du sénat ne boude absolument pas son plaisir!), H. B. Warner en chef de la majorité dont fait partie Smith, ou bien sur Stewart, totalement transporté par la situation, physiquement très impliqué. Mais ces scènes sont aussi accompagnées par une vue des gamins de l'état dont Jeff est originaire, qui tentent de l'aider en colportant sa parole, alors que Taylor avec sa puissante machine de persuasion empêche la presse de faire son travail, et à la fin s'attaque aux enfants eux-mêmes... Et c'est là sans doute que le film prend tout son sens.
On a beau jeu de dénoncer ce que ses détracteurs appellent de façon dédaigneuse Capra corn, ce mélange de volontarisme, de tradition populiste et conservatrice, attachée aux vieilles valeurs de l'Amérique, qui débouche sur le fait de prôner une politique de bon voisinage, libérale au sens européen du terme, et affichant un optimisme de tous les instants. Car ici, Capra nous dit clairement que tout ne va justement pas bien: ce qui arrive à Smith devient un symptôme d'une Amérique qui s'est reniée, dans laquelle les politiciens ne font pas ce qu'il sont supposé faire. La presse est muselée, le Sénat devient essentiellement une chambre d'enregistrement des décisions imposées aux politiciens par des patrons, industriels, banquiers, mafieux... Une peinture noire d'une démocratie malade, dont le cinéaste imaginera la suite en plus sombre encore dans Meet John Doe deux ans plus tard. Par ailleurs, on peut aussi imaginer que Taylor et sa dictature de fait, qui manipule une vie politique amenée à lui obéir au doigt et à l'oeil, est peut-être une sorte de caricature extrême d'un des meilleurs ennemis de Capra, le président Démocrate Franklin Delano Roosevelt. Que Capra (Et Smith, et Stewart, mais aussi d'autres héros du metteur en scène dont Deeds, George Bailey ou le candidat à la maison blanche incarné par Spencer Tracy dans State of the Union en 1948) soit Républicain ne fait aucun doute; mais il a en plus toujours clamé sa méfiance à l'égard d'un président dont il estimait qu'il accumulait les succès trop faciles, était démagogue, et l'a souvent comparé à un dictateur qui s'accrochait de façon honteuse à un fauteuil taillé pour d'autres... Des phrases prononcées ça et là dans le film dénoncent un gouvernement trop interventionniste, ce qui pour le Républicain attaché aux valeurs individuelles comme Capra, en cette époque ou les totalitarismes, de droite (Italie, Allemagne) comme communiste (La Russie, bien sur) font disparaître l'individu, était inacceptable. Mais Sidney Buchman, l'auteur du scénario, était lui plutôt à gauche, et celà a permis au film de se recentrer: Smith, homme qui vit hors du sérail politique, part au combat contre tout le système politique, Démocrates comme Républicains, d'ailleurs tous unis au Sénat pour le faire taire. Une façon pour Capra et Buchman de faire mouche, et la critique implicite de la méthode Roosevelt se fait plus subliminale encore, car le but politique essentiel du film est de rassembler, justement, pas seulement de pointer du doigt. Et ça se fait sous le vernis d'une comédie, donc tout ceci n'est pas à prendre au pied de la lettre... n'empêche, c'est l'un des films politiques les plus attachants qui soient, véritable manifeste d'un auteur au sommet de son art. Un film qui ne souffre aucun second degré, qui demande l'adhésion, mais qui assume pleinement son patriotisme, motivé non par le chauvinisme, mais sur des siècles de combat pour faire triompher la liberté, motivé par une certaine dose de bon sens à l'heure ou la peste menace en Europe. Avec un film qui certes renvoie dos à dos les deux camps politiques majeurs aux Etats-Unis, mais le fait tout en mettant en avant les valeurs qui ont présidé à la création du Pays, il y a de quoi être pro-Américain; ce qui n'empêche absolument pas le patriote Capra d'être clairement critique à l'égard d'une nation malade qui devrait donner l'exemple au lieu de suivre les nazis et les fascistes dans leurs égarements...