Pour ce qui est de l'intrigue, et incidemment de la réputation de ce film, qui est loin d'être flatteuse, disons-le tout de suite: l'histoire est d'une affligeante banalité... Pour la MGM, une nouvelle occasion de se ridiculiser en utilisant les romans de Vicente Blasco Ibanez, qui a cette fois décidé de montrer ce qu'il pense des femmes en général, non, pardon, de LA femme. Dans le film, c'est Elena (Greta Garbo), une croqueuse d'hommes, qui ne peut s'en empêcher, même si à un moment, elle tente mollement de se disculper, plus ou moins: "ce n'est pas moi, c'est mon corps..." Elle est donc, comme le titre l'indique, La Tentatrice. Donc la mission de l'équipe du film est de donner corps à des fantasmes délirants, dans lesquels l'homme avance, et construit (Ou alors il est voué à la dépression ou la mort), et la femme détruit. Le mieux qu'elle puisse faire, sinon, est d'inspirer: ce qu'elle fait pour la plupart des personnages masculins ici...
L'intrigue commence à Paris: Manuel Robledo, Argentin de passage, rencontre lors d'une soirée galante une jeune femme qui le subjugue. Il tombe instantanément amoureux... Mais ne la revoit pas, jusqu'à ce qu'il découvre en visitant son ami le marquis de Torre-Bianco que la femme de ses rêves n'est autre que la nouvelle marquise. Le marquis a bon dos, et ne semble pas se rendre compte du fait qu'Elena a des amants. Mais a vérité éclate dans un scandale retentissant lorsque l'un d'entre eux se suicide en public en lui dédiant sa mort.
Manuel retourne en Argentine, bien décidé à se jeter à corps perdu dans le travail, mais cette saine résolution sera mise à mal lorsque son ami Torre-Bianco arrive à son tour, accompagné d'Elena: Manuel, bien que réticent, mais aussi la plupart de ses associés, et le bandit local Manos Duras, un agité du poignard, du fouet et de la dynamite, tous vont tomber amoureux de la fatale beauté Parisienne.
Voilà: pas grand chose à faire donc, avec un script pareil, que d'y aller franco. Ce qu'a fait Niblo, dont la tâche était rude, car non seulement il s'attelait à un film infaisable, mais en prime il devait reprendre le tournage des mains de Mauritz Stiller... Il est de bon ton quand on parle de ce film, d'en citer la double paternité. Avant d'écrire ces lignes, je me suis promené dans la silento-blogosphère, et on y attribue souvent ce film à Fred Niblo et Mauritz Stiller, voire Mauritz Stiller et Fred Niblo. Occasionnellement, on aura même un "The Temptress, un film de Mauritz Stiller". Bien. Si effectivement le tournage en a bien commencé en mars 1926, sous la direction de Stiller, le metteur en scène Russo-Suédois a été viré manu militari, et tout ce qu'il a tourné a été refait par Niblo. Et les preuves sont nombreuses: la fête du début, qu'il avait effectivement tournée en entier, était située dans un décor différent, et l'acteur Antonio Moreno avait à la demande de Stiller rasé sa moustache: dans le film fini, il a sa moustache. Pour la scène du dîner fatal, chez le marquis, là encore, le lieu diffère, et la moustache est présente, attestant que la scène telle qu'elle est dans le film est bien de Niblo; de plus, Stiller avait donné le rôle de Torre-Bianco à H. B. Warner, et dans le film fini, c'est Armand Kaliz... Il semble donc que toute contribution de Stiller ait été effacée.
Manuel Robledo, c'est Antonio Moreno donc, révélé par Ingram dans Mare Nostrum l'année précédente. Il fait le job, dirons-nous, mais il est à peine plus qu'un stéréotype... face à lui, Armand Kaliz est somme toute excellent en homme parfaitement décalé, un noble qui n'a jamais travaillé de sa vie, et qui est juste bon à tomber tout cru dans les bras d'une Elena... Ou d'une autre, puisque on le voit négligemment fricoter avec sa bonne. Les moeurs légères telles que dépeintes dans ce film sont pour moi l'une des preuves que le film n'est décidément pas à prendre au sérieux: Niblo, inspiré par Clarence Brown (The eagle), a réalisé une excellente scène de dîner dans laquelle il s'est amusé en un majestueux travelling arrière entrecoupé d'inserts, à contraster fortement la noble assemblée, et les pieds et jambes des convives, qui semblent doués d'une vie propre... et moins propre.
Mais le principal argument de vente du film, ce autour de quoi il a été tourné, et c'était déjà l'intention lorsque Stiller était aux commandes, c'est bien sûr Garbo. Autant The torrent ne l'utilisait que peu, autant ce film est construit autour d'elle, et pour elle. Et Garbo, qui a détesté l'entreprise de A jusqu'à Z, y fait un boulot fantastique: autant son personnage de tombeuse diabolique est ridicule et lamentable, autant l'actrice y est impériale! Niblo ne s'y est pas trompé, car elle l'a inspiré. la première fois qu'on la voit, elle porte un masque; le metteur en scène va délayer le moment de la démasquer, et va même aller jusqu'à choisir de nous montrer la révélation de son visage en cadrant la réaction de Robledo. Lors de la visite de celui-ci chez Torre-Bianco, il répète cet effet pour nous révéler que la jeune épouse du marquis, d'abord vue de très loin descendant un monumental escalier, est bien Elena, comme le prouve la surprise de Manuel...
Le seul autre à bénéficier de cette largesse du metteur en scène est Roy D'Arcy, qui interprète le bandit Manos Duras. La première fois qu'il est vu, c'est son ombre qui l'annonce avant qu'il ne passe lentement la porte avant d'arriver dans la maison de Robledo. D'Arcy, bien sûr, était le double maléfique de Stroheim dans The merry widow, et on voit qu'il avait pour mission de répéter ce personnage dans ce nouveau film. Mais impossible de prendre au sérieux ce desperado tout vêtu de cuir noir, qui manie le fouet comme George Raft les pièces de monnaie. Il sert essentiellement de caution érotique masculine, en permettant une série de scènes qui font s'affronter les deux hommes, torse nu, un fouet à la main, pour Elena, et la récompense: Elena va soigner de ses baisers le torse meurtri de Robledo.
Rien que ça...
Pour finir, c'est un film hautement divertissant, de par son exagération même, car il est impossible d'y croire un seul instant. La MGM fait malgré tout une démonstration de ses moyens, avec des effets spéciaux (Robledo construit un barrage, donc, dynamite, et inondation, sont au programme), des scènes de nuit particulièrement soignées. Le fait est que c'est aussi un film qui accuse la femme d'être à l'origine de tout le mal possible et imaginable, ce qui me fait préférer la version "rose" du film, celle qui dispose d'une fin heureuse: Robledo finit son barrage, et en attribue l'achèvement au fait qu'Elena a su le galvaniser. Dans l'autre version, il finit son barrage, mais Elena finit à la rue, complètement saoule dans un bistrot, croyant reconnaître Jésus dans un client anonyme de la terrasse...
Bref: mauvais, oui. Mais tellement soigné. Les personnages sont des stéréotypes navrants, absolument. mis ils sont tellement bien interprétés. Ce film rend fou.