Arriver à Tabu, c'est s'attaquer au dernier film d'un grand cinéaste. Souvent, on hésite dans ces cas-là: la fameuse théorie des derniers films qui sont souvent forcément impersonnels, ratés, tournés dans l'urgence voire la panique, dans des conditions limites... La prisonnière de Clouzot, Family plot d'Hitchcock, A countess from Hong Kong de Chaplin tendent à illustrer de diverses manières cet aspect souvent vérifiable: la chute peut être dure, ou en tout cas laisser une impression plus que mitigée...
Pas avec Tabu, et pour cause: à 43 ans, en pleine gloire et en pleine possession de ses moyens, le metteur en scène a fait, en toute liberté, et selon son coeur, le film qu'il souhaitait faire. Et il n'est évidemment pas question de dernier film, le réalisateur, anticipant le succès de son film, a des projets plein la tête... Lors de son accident fatal de 1931, il meurt au sommet, malgré un revers de fortune particulièrement angoissant: il est venu en triomphateur à Hollywood à la demande de William Fox, mais n'a pas pu s'imposer au studio malgré l'exceptionnelle qualité de ses trois films; il refuse le parlant, et a choisi tout simplement de s'exiler et de faire des films dans des conditions proches du documentaire, sans jamais lâcher la fiction. C'est sans doute dans ce sens qu'il s'est lancé dans une collaboration avec le célèbre documentariste maverick Robert Flaherty, qui ne durera qu'une poignée de jours... On lui doit quelques plans des premières scènes du film.
On a beaucoup écrit de bêtises en d'autres temps (on n'avait pas les DVD ou autres moyens pour tutoyer nos films préférés à cette lointaine époque), sur la collaboration de Robert Flaherty avec le cinéaste Allemand. Des historiens attribuent le film aux deux metteurs en scène (Les mêmes créditent à tort le film de 1928 White shadows of the south seas à Flaherty autant qu'à Van Dyke), mais la relation a été de courte durée. De fait, les deux hommes avaient des conceptions radicalement opposées de leur métier, et chacun d'entre eux avait un tempérament peu propice à la concession. C'est clairement Murnau qui a gagné, et Tabu est son film. L'équipe constituée autour du metteur en scène comprend en particulier Floyd Crosby, un chef-opérateur qui va vite devenir incontournable, et dont c'était la première collaboration importante. Les acteurs du film sont pour la plupart des amateurs, et beaucoup de gens locaux vont aider le tournage d'une manière ou d'une autre. Tout sera tourné sur place, entre Bora-Bora et Tahiti, dans des décors aussi naturels et authentiques que possible; Flaherty prêtera son yacht (Le Moana) pour quelques scènes-clés, et pourtant à aucun moment cette impression de bricolage ne se fait sentir, dans ce qui est un film parfaitement maitrisé, avec lequel Murnau mène à leur accomplissement certains thèmes et motifs de son oeuvre, réussissant le tour de force quand on connait son oeuvre de mêler aussi bien l'expression d'un destin amoureux brisé d'un coté, et une sensualité expressive de l'autre...
Le film se divise en deux parties, opportunément appelées "Paradise" et "Paradise lost"; dans la première, on y célèbre l'insouciance d'une société qui laisse tout un chacun assumer le plaisir et le jeu, les jeunes hommes y pêchant et y lutinant les filles sans vergogne... Mais arrive alors, amené symptomatiquement par un bateau occidental, un vieil homme, qui vient en quelque sorte opérer un rappel à l'ordre: il vient chercher Reri, une jeune femme qui va remplacer une vierge sacrée qui vient de décéder. Reri n'est pas enchantée, mais son nouveau fiancé Matahi voit carrément rouge, et enlève la jeune femme afin de la soustraire à un destin plutôt peu enviable... ils sont désormais tabou tous les deux, et une menace de mort pèse sur eux, comme sur le vieux prêtre Hitu.
Dans la deuxième partie, on assiste à la suite des aventures de Reri et Matahi: ils se sont installés pas loin d'un comptoir Français, et Matahi dans un premier temps apprécie d'être devenu la coqueluche locale avec ses talents de plongeur: il dépense sans compter, s'endettant sans s'en apercevoir. Quant à Reri, inconsciente de ces problèmes économiques, elle a d'autre soucis: Hitu est revenu, et la presse de revenir, sinon Matahi pourrait en pâtir. Tout en restant unis, les amants sont tous deux entrés séparément dans une spirale obsessionnelle qui va les engloutir: Reri cherche un moyen pour échapper à Hitu et son destin et préserver Matahi. celui-ci cherche un moyen pour rembourser ses dettes, et leur permettre de payer un voyage qui les emmènerait aussi loin que possible. Il va risquer sa vie pour aller chercher une perle colossale, gardée par un requin gigantesque...
Les premières images, dues comme je le disais à Flaherty, ont été gardées par Murnau, et il y a une certaine ironie d'y voir ces athlètes quasiment nus, comme si le dernier film de Murnau ne pouvait que laisser éclater sa passion pour les jeunes personnes qu'il a cotôyés durant ses repérages locaux, et qu'il lui fallait détourner les images "documentaires" de son confrères afin d'installer une sensualité homoérotique somme toute assez rare dans son oeuvre. Mais ce coming-out initial reste discret, et on reprend vite le fil de ce qui est bien une intrigue: on rencontre la jovial Matahi d'abord, qui participe avec les autres garçons à la chasse aux filles, lorsqu'ils les voient se baigner dans un étang sous une source. avec eux, mais souvent cadré seul, le jeune homme va vite se distinguer des grands gaillards qui l'entourent. Il a repéré Reri, qui elle aussi est à l'écart des autres filles. Le reste de l'exposition là encore insiste sur cette idée: déjà amoureux l'un de l'autre, les deux héros sont mis à l'écart du groupe, et lorsque le bateau qui amène le vieux Hitu arrive au large, tous se précipitent, mais Matahi est tout de suite isolé, arrivant en retard, alors que Reri est désignée par le vieil homme, et du même coup isolée elle aussi par la composition des plans tournés sur le bateau. A la fin de la séquence, lorsque Matahi a entendu à quel destin la jeune femme sera désormais soumise, on ne voit plus que l'ombre du jeune homme qui vient lentement ramasser une couronne de fleurs, symboles de l'insouciance désormais passée du couple, et de l'île elle-même...
Le film vire vite au noir, y compris dans la deuxième partie de sa partie supposée paradisiaque. Un aspect particulièrement daté concerne le thème de la "corruption de la civilisation" (L'arrivée du bateau en est la première manifestation tangible, même si c'est pour amener Hitu à Bora-Bora), un passage obligé qui était de fait le principal argument du très beau film de Van Dyke White shadows of the south seas... Ici, cet aspect apparaît plus clairementsous la forme des profiteurs qui se jettent avidement sur le pauvre Matahi pour le presser comme un citron, et le pousser à fêter richement ses succès. Les commerçants y sont Chinois, les autorités (Corrompues) y parlent Français, et sont jouées par des métis... Murnau se sert de ces anecdotes surtout dans le but de montrer la confusion linguistique et économique de Matahi, donnant corps à son problème qui va finir par l'aliéner de sa fiancée... ce que Reri, de son coté, vit, est plus la malédiction culturelle de sa propre civilisation, qui repose elle aussi sur des clichés romantiques de la vie dans les mers du sud, et qui seront repris par d'autres, en particulier King Vidor et son impayable Bird of Paradise, qui doit décidément beaucoup à Tabu!
Ce qui frappe dans ce film, quand on le revoir dans le contexte de l'oeuvre de Murnau, ce sont bien sur les similarités de fait avec tant d'aspects des films du metteur en scène, mais surtout avec Sunrise, dont il est par certains cotés un négatif, et Nosferatu! De Sunrise, le metteur en scène retient le voyage "à Tilsit", du nom de l'oeuvre qu'adaptait ce beau film Fox de 1927, et les rites de mariage détournés qui remplissaient la partie du film consacrée aux pérégrinations du couple dans une ville qui n'était pas hostile, mais bien étrangère. Leur décalage est ici ressenti de façon cruelle devant l'incompréhension de Matahi, et leur danse requise par les citadins (Sans doute pour se moquer d'eux) trouve ici un écho sardonique, avec beaucoup de viande saoule autour des tourtereaux... les amants de Sunrise mettaient à profit leur voyage pour se retrouver, ceux de Tabu vont se perdre dans leur fuite. La proximité avec Nosferatu est plus inattendue, sauf si on a en mémoire que du compte Oetsch (Schloss Vogelöd) à Lem Tustine (City girl), en passant par la vamp de la ville (Sunrise), Mephisto (Faust), et Tartuffe soi-même, les "empêcheurs d'aimer en rond" sont légion chez Murnau et sont tous assimilables à l'intrusion démoniaque du vampire. c'est d'autant plus vrai ici que Murnau cite sciemment son film de vampire, de plusieurs façons: il profite du physique du vieux Hitu, pour en faire un double du vampire, qui apparaît tel un fantôme dans l'espace d'une porte, comme enfermé le temps d'une vision fugitive dans ces cadres à l'intérieur du cadre qu'affectionnait le cinéaste; on distingue son ombre qui parcourt la plage à coté de laquelle les deux héros se sont installés pour vivre, et qui tout à coup se penche sur eux, Reri couvrant de son corps celui de Matahi pour le protéger. Le film séminal de Murnau est aussi cité à travers l'utilisation de la silhouette du bateau, symbole répété de l'arrivée des ennuis comme celui qui emportait Nosferatu à Wisborg allait y apporter la peste.
Dans ces circonstances, Murnau reste plus que jamais le maître du cadre, aussi bien celui du plan que celui qu'il va souvent là encore placer à l'intérieur, pour mieux y enchâsser ses personnages, faire resurgir leur isolement, ou l'espace d'un instant les fixer dans leurs situation en porte-à-faux de leur environnement. Il choisit (Avec l'aide de Flaherty, on s'en rappelle, sur la première partie) des images de bonheur un peu enfantin qui vont vite tourner au cauchemar, et va parfois avoir recours, surtout sur la deuxième partie, à des truquages, et à un montage plus serré afin de pallier à l'absence de la logistique du studio. Son requin, en particulier, n'est pas des plus convaincants, mais on remarque l'utilisation de plans très courts pour suggérer l'irruption du danger lors de la plongée, l'utilisation du suspense aussi: la première rencontre du spectateur avec le requin est observée depuis le bateau d'un ami d'un plongeur, qui regarde la corde qui est son seul lien avec l'infortuné negeur qui va se faire manger tout cru; la corde se déroule d'un bon rythme, puis s'arrête: le plongeur est arivé au fond de l'eau, va faire sa récolte. Le requin est aperçu: la corde repart de plus belle pour signifier la panique...
Pour finir, le film est une réussite d'une grande rigueur. Loin des studios, le metteur en scène, qui a sans doute encore appris, en matière de construction de ses films, lors de son passage à la Fox (un passage béni des dieux, on ne le dira jamais assez), a su donner à son film l'allure d'une quintessence. Il a su diriger ses acteurs au-delà du simple vol d'expressions ou de situations forcées qu'on aurait pu craindre d'une collaboration avec Flaherty... Il a aussi, on l'a vu, procédé à une synthèse des traits dominants de son oeuvre, finissant d'exécuter le bel amour qui chez lui n'a jamais été aussi mal loti que chez les deux amants Reri et Matahi, seuls chacun de son coté. le final glaçant, simplissime, qui donne à Hitu la victoire d'un seul plan parfait (Matahi nage dans les eaux agitées à la poursuite du petit bateau qui emporte Reri et le vieux Hitu vers la mort; Reri n'a pas vu Matahi, qui s'est approché de la barque au point de prendre une corde et de s'y accrocher le temps de reprendre son souffle. La main du vieil homme entre dans le champ afin de couper la corde, et Matahi s'éloigne du bateau, et va se noyer sous nos yeux...). comme d'habitude, Murnau laisse le dernier mot non au montage, mais directement à l'image, à ce qui se passe sous nos yeux. Et ce film superbe nous donne envie d'une part de pousser une grosse colère contre cet abruti de chauffeur qui n'a pas été foutu de ne pas envoyer sa voiture dans un ravin, et d'autre part de revoir séance tenante tous les films de Murnau.