Un petit groupe de marins Américains rescapés d'un naufrage tentent de se rendre en Australie à l'initiative de leurs officiers, alors que l'ensemble des forces armées Américaines des Philippines ont reçu l'ordre de se rendre. Mais au fur et à mesure, les choses changent, et ils reçoivent l'ordre inverse: rester et organiser la résistance en collaboration avec les populations locales...
Il est des films dont on se dit soit qu'on ne les verra jamais, soit que si l'opportunité se présente on aura du mal à entrer dedans... C'est le cas de celui-ci, un cas plus que particulier puisque c'est apparemment le seul film de Fritz Lang qui ait copieusement et irrémédiablement renié par son auteur! ...Et le terme d'auteur ici est à peine à prendre au pied de la lettre: ce petit film de guerre au demeurant vaguement distrayant a été commandé à Fritz Lang par Darryl F. Zanuck, et c'est sans doute un geste de bonne volonté de la part du metteur en scène... Henry King, le réalisateur attitré des grands projets (qui permettait par sa bonne volonté à Zanuck de ne pas trop en demander à John Ford, qui de toute façon n'était plus en contrat) était sans doute occupé ailleurs, et le projet a échoué sur les genoux de Lang.
Peut-être celui-ci avait-il envie de se frotter à un film de guerre moins emprunt de noirceur que ses oeuvres précédentes, peut-être était-ce la perspective de tourner en extérieurs aux Philippines, ou la perspective de bénéficier de l'aide de l'armée, une sorte de retour nostalgique à sa démesure des années 20... Peut-être qe les beaux yeux de Micheline Presle, ou la perspective de travailler avec Tyrone Power l'auraient décidé... Il faut de tout pour faire un monde.
Il a accepté, et a réalisé un film sans âme, sans saveur, sans surtout les saveurs parfois sadiques et sacrément salées de ces passages souterrains, ces aventures dans des tunnels, dans les tréfonds de l'inconscient... Les partisans d'un Lang psychanalytique et gothique en seront pour leurs frais, et ces aventures seront une fois le film terminé vite oubliées. Surtout si on a en tête l'admirable Objective Burma de raoul Walsh...
Mae Doyle (Barbara Stanwyck) revient à Monterey après avoir un à un brisé ses rêves de vivre à New York: elle a vécu l'amour avec un homme, mais il était marié à une autre, elle a épuisé toutes ses chances. Elle s'installe chez son frère Joe (Keith Andes), en dépit de la réticence de ce dernier, et sympathise avec sa petite amie Peggy (Marilyn Monroe); elle commence à fréquenter Jerry D'Amato (Paul Douglas), un patron de pêche local qui lui propose le mariage: c'est un homme bon, équilibrié, mais d'un manque cruel de sophistication... Elle fait aussi la connaissance d'Earl (Robert Ryan), un projectionniste, dont les idées arrêtées sur les femmes l'irritent...
Le film commence par présenter des vues documentaires du port de Monterey à l'heure àù la flotille de pêche rentre... Les oiseaux, les phoques, tous sont tout à coup motivés, attirés irrésistiblement par les bateaux qui reviennent, remplis de poisson...
Le titre français, "le démon s'éveille la nuit", est probablement un rien en dehors du coup mais a au moins l'avantage de montrer un aspect essentiel du film: la nature humaine, dans laquelle semble en effet couver un démon, des passions, et de nombreuses possibilités de drame et de violence. Le retour de Mae Doyle au pays va bouleverser les choses, et un ordre naturel fragile va s'en trouver fragilisé sur la zone portuaire de Monterey...
En rentrant au pays, Mae doit savoir qu'il lui faudra trouver un appui, mais elle a pris goût à un autre type de vie, et ses choix sont, finalement, restreints... Deux hommes sont ouvertement attirés par elle: Paul Douglas joue avec la sobriété tranquille qui le caractérise Jerry, l'homme simple, bon, mais rangé; il n'a pas un gramme de prétention, mais pas de sophistication non plus, et ses habitudes sont pour elle d'un ennui... Mais il est plus "sûr" que le sera jamais l'autre prétendant, interprété par Robert Ryan, qui est marié à une chanteuse, toujours partie en tournée... Mais s'il est lui aussi assez brut de décoffrage, son personnage représente quand même une possibilité de passion... Evidemment, les deux hommes sont amis et passent beaucoup de temps ensemble, y compris une fois que Mae a accepté la proposition de Jerry...
Dès l'arrivée de Mae, Lang n'a pas grand chose à faire pour qu'on comprenne que le drame couve, que la violence viendra, et que derrière le gentil couple un peu gnan-gnan de son frère et de Peggy, se profile peut-être une histoire plus dramatique que les chamailleries de deux jeunes adultes à peine sortis de l'adolescence; pourtant c'est évidemment de Mae, Jerry et Earl que viendra le drame, en particulier quand on verra que Mae, empêchée de dormir par la présence de Earl dans sa maison (fin saoul, il s'est écroulé la veille et Jerry l'a installé dans la chambre d'amis), délaisse le lit conjugal où Jerry dort du sommeil du juste, pour regarder les vagues s'écraser sur les rochers depuis sa fenêtre... Et quand Earl, à peine déssoûlé, se lève pour prendre un peti déjeuner en sa compagnie, elle va devoir lutter. Et à côté de Earl et Mae, du conflit entre responsabilité (Mae vient d'avoir un bébé) et désir, c'est Peggy qui vient leur annoncer qu'elle va se marier... Dans ces scènes,le désir est d'autant plus incarné que Lang joue du corps à demi visible de Robert Ryan. Si Earl avoue son désir, le film nous indique clairement qu'il n'est pas le seul à en souffrir...
La révélation de l'aventure entre Earl et Mae, de façon ironique, viendra de l'oncle de Jerry, Vince (J. Carroll Naish), qui est pourtant en apparence totalement gâteux... La dévotion, l'incroyable amour aveugle de Jerry pour son épouse en devient une abominable farce. Mais sa colère, une fois qu'elle se manifestera, agira aussi en révélateur de toute le frustration accumulée par Mae: son manque de passion pour Jerry, son impatience avec son côté totalement ordinaire, et son incapacité à l'aimer...
Bref, un film noir dans lequel Lang pour une fois n'examine pas la nature humaine au milieu des dangers, de l'aventure, ou du crime... Le mal est en soi, caché dans la nature d'une personne qui a cru pouvoir partir de chez elle et est condamnée à revenir...Le conflit humain ici est entre le désir, la passion, l'animalité (selon les mots de Jerry), et la responsabilité (Earl: prend le bébé avec toi; Mae: c'est son enfant à lui aussi), la raison, le confort... ennuyeux mais sécurisant. Et ce qui n'améliore pas les choses, les deux options, sont, finalement, légitimes chacune à sa façon.
C'est dnc un film à part dans le cycle des oeuvres Amér icaines de Fritz lang, entre une atmosphère proche de ses films criminels, et une radiographie de difficultés existentielles. Confronté à tant de choix contradictoires dans sa vie, sans doute Lang a-t-il immédiatement vu ce qu'il pouvait en faire... Et le résultat, cru et naturaliste, est un film âpre et dur...
A Florence, avant la renaissance, une courtisane (Marga Von Kierska) subjugue les uns par sa beauté, et pousse les autres à s'interoger sur sa moralité, à commencer par le gouveneur local, sous l'influence de l'église. ...Ce qui ne l'empêche pas, enhardi par la sensualité de la dame, de tenter sa chance. Mais comme elle refuse, il est décidé qu'elle a une âme impure, et on vient pour l'arrêter. Amoureux, Lorenzo, le fils de Cesare le gouverneur, tue ce dernier. Désormais il va diriger la ville tout en vivant ses amours avec Julia la courtisane...
Celle-ci continue à subjuguer tous les hommes, jusqu'à un ermite local, Medardus. Ce dernier tente de montrer à Julia le poids de son péché, mais tombe fou amoureux à son tour, et comme ça devient clairement l'habitude, il tue Lorenzo...
Sombre, profondément ironique, le film n'en est pas moins mécanique. Il a le redoutable privilège d'être tiré d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe, The mask of the read death, et en prime basé sur un script de Fritz Lang... Rippert, le metteur en scène, est ancré profondément dans le style ampoulé et pondéral du cinéma Allemand des années 10, comme en témoigne une tendance à privilégier les longs plans d'ensemble, perdant à mon sens plus d'une occasion de cadrer sur les turpitudes (bien tièdes, le nombre de fois qu'un intertitre nous annonce que la ville sombre dans la luxure, pour ensuite qu'on nous montre des jeunes gens en train de se courir après en levant les bras au ciel, une coup de vin à la main...)... Il semble qu'une des missions confiées au metteur en scène a été de bien cadrer les décors, il est vrai assez impressionnants.
Ce film aurait-il bénéficié d'un tel effort de restauration s'il n'avait été incidemment scénarisé par Fritz Lang? J'en doute. cela dit, on retrouve, plus ou moins dans tout le film, sa patte, depuis la noirceur globale, jusqu'aux souterrains par lesquels Medardus s'échappe de la ville en voie de destruction complète par l'effet du châtiment divin de la peste, mais aussi par la cohabitation étrang entre un monde tangible, et l'inquiétant monde des esprits. Mais... et si Fritz Lang avait tourné le film lui-même?
...Disons qu'il ne faut peut-être pas s'emballer trop vite, j'ai vu Hara Kiri et Les Araignées, tournés cette même année 1919.
C'est l'un des premiers scripts écrits par Fritz Lang, pour un autre réalisateur, d'autant que le jeune auteur n'avait pas encore pu accéder à cette fonction. Si le résultat est un film sans doute assez moyen, il est intéressant dans la mesure où il anticipe sur une de ses oeuvres de jeunesse les plus importantes... C'est Joe May, qui tenait une place importante dans le cinéma populaire des années 10, qui a dirigé ce film comme beaucoup des premiers scénarios de Lang.
Hilde Warren, actrice, est de par son art attirée par la noirceur, et visitée parfois par la mort (Georg John); mais elle se résout toujours à voir les bons côtés de la vie, ce qui la poussera bientôt à arrêter son activité! Elle est courtisée par un de ses amis, le directeur du théâtre qui l'a employée: Hans von Wengraf est un homme apprécié de tous, mais il est plus âgé. Elle lui préfère un playboy, flamboyant (et très amoureux), mais c'est un voyou, et ils seront à peine mariés qu'il est appréhendé pour meurtre, et abattu par la police... Hilde va donc rester seule, avec un jeune garçon. Quand Hans la retrouve, il ne tardera pas à constater que le fils a hérité des pires défauts de son père...
Cette fable sur le déterminisme ne tient évidemment pas debout, et c'est un mélodrame assez classique de cette époque de l'écran Allemand pré-Caligari: de beaux décors, une interprétation un peu ampoulée, et une certaine influence marquée du cinéma Danois. Mia May (Hilde) est une jeune première avec de solides heures de vol, et les fadaises sur le fils qui ne peut que devenir un meurtrier puisque son père l'était, est hautement risible.
Mais les quelques apparitions intempestives de la mort, d'ailleurs interprétée par un acteur qu'on reverra souent chez Lang, sont non seulement marquées du sceau de l'étrange, mais elles sont plastiquement superbes. Et comment ne pas penser à Der müde Tod, dans lequel Lil Dagover et Bernhard Goetzke recréeront l'étrange couple entre une femme innocente parvenue au bout de son chemin, et une mort lassée d'accomplir sa triste besogne?
Vern Haskell (Arthur Kennedy) est un brave homme, un cow-boy qui rêve de s'établir avec sa fiancée: le mariage est prévu pour dans huit jours... mais elle travaille dans un magasin qui est dévalisé par des bandits, et lors du hold-up, elle est tuée... Vern décide de retrouver les hommes, et mène son enquête, détail après détail... Il remonte la piste jusqu'à une bande de hors-la-loi qui tournent autour d'une ancienne chanteuse de saloon, Altar Keane (Marlene Dietrich). L'un d'entre eux possède une cicatrice, comme si une femme l'avait griffé...
Il n'y a peut-être pas de genre plus propice aux obsessions de Fritz Lang que le western: la culpabilité, la loi et ses subtilités, la présence de la mort qui rode, l'envie du crime et surtout la vengeance considérée comme une affaire strictement privée! D'ailleurs, s'il n'en a fait que trois (Outre ce film, The return of Frank James et Western Union, le fait est que d'autres films dans son oeuvre auraient aisément pu appartenir au genre: dès 1919, n'avait-il pas pastiché le genre dans Die Spinnen? Fury, You only live once, Man Hunt ou The big heat auraient pu se dérouler sans accrocs dans un cadre westernien, sans changer grand chose à leur atmosphère.
Donc, la motivation pour Vern, un héros tranquille qui aspirait sans doute à l'anonymat et une vie bien pépère, sera la vengeance, une vengeance qui lui tient à coeur car on le verra sacrifier beaucoup dans ce film, qui le place dans une certaine incertitude quant à son avenir: il sacrifie d'abord son honnêteté, car pour s'approcher des coupables potentiels, il lui faudra se faire marquer comme bandit, et être crédible. Il va donc commettre un délit... Il va aussi, dans une scène révélatrice, sacrifier toute chance auprès d'Altar, la mystérieuse chanteuse, qui manifestement en pince pour lui bien qu'elle soit promise à un autre (Mel Ferrer). Combien d'autres héros de westerns auraient eu la chance de "partir avec la fille" à la fin du film?
...Pas Vern, car ce n'est pas ce qu'il cherche.
Et puisqu'on parle de chercher, le film est construit en deux temps, ce qui ne surprendra personne chez les spectateurs familiers de l'oeuvre de Lang! Sauf que ces deux parties ne sont pas des longs métrages à part entière, voilà tout. La première est celle qui est consacrée à l'enquête et on retrouve l'art de Lang pour les puzzles, faits de détails, de signes, de petits riens qui s'amoncellent. Ici, le puzzle reconstitue de façon obsessionnelle le visage d'une femme autour de laquelle le crime gravite, interprétée par Marlene Dietrich...
C'est là que pour moi le bât blesse... Quelle loi au monde, quel juge impitoyable nous a imposé, à chaque fois ou presque qu'un rôle lui revenait, que Marlene Dietrich (par ailleurs une actrice fort capable) doive chanter une chanson... J'utilise le terme de chanter à défaut d'autre chose, mais je persiste et je signe: non seulement c'est faux et ridicule quand elle chante, mais c'est toujours aussi épouvantablement laid. Et pour tous les films que j'ai vus d'elle, il n'y a pas une exception...
Mais outre ça, c'est un impeccable western, dont le seul (autre) défaut est sans doute d'être tombé dans le domaine public: ça veut dire qu'on a toutes les chances, quand on le voit, de tomber sur une abominable copie... sauf si on a entre les mains le Blu-ray Warner Archive sorti en janvier 2023.
Un architecte Anglais rêve de construire un nouveau Taj Mahal, et se retrouve tout à coup face à un énigmatique Yogi qui s'est introduit, ou plutôt matérialisé, dans son salon, et lui propose d'honorer une commande de son maître, le Prince Ayan, richissime Rajah Indien. Celui-ci souhaite construire un tombeau pour son épouse. Herbert Rowland accepte le marché, sans savoir qu'il a mis le pied dans un engrenage fatal de violence, de trahison, de mort... Il ne sait pas non plus, par exemple, que la femme dont il doit construire la tombe n'est en réalité pas morte. Du moins pas encore...
On a surtout retenu de la production de ce film, première des trois adaptations du roman de gare de Thea Von Harbou, que Fritz Lang (qui avait co-rédigé le script auprès de Von Harbou) aurait du le réaliser, mais que son patron Joe May lui avait ravi l'aubaine... On lit souvent aussi que le film est médiocre, ce qu'il n'aurait pas été si... etc etc. Bon, d'une part, c'est Lang lui-même qui a répandu ces notions, avec insistance. D'autre part, j'admire Lang mais il a aussi sa part de films médiocres, parmi lesquels sa version de 1958 de ce même roman tient probablement la palme du navet! Je ne le dirais d'ailleurs pas de cette version, qui fait quarante minutes de plus que le diptyque de Lang.
Venu de Von Harbou et scénarisé par Lang, c'est donc une histoire de vengeance compliquée, dans laquelle on suit les manigances de Ayan (Conrad Veidt), rajah trompé par son épouse (Erna Morena). Il souhaite lui faire payer d'avoir eu une aventure avec l'aventurier Mac Allan (Paul Richter), sous les yeux horrifiés de Rowland (Olaf Fonss) et de sa fiancée Irene qui l'a suivi jusqu'en Inde (Mia May).
Divisé en deux parties, le film épouse dès le départ, et pour trois quarts de sa durée, le rythme imposé par Bernhard Goetzke, qui interprète Ramigani le Yogi. Un personnage qui mobilise toute l'attention sur lui à chaque fois qu'il apparaît, et qui apporte un élément important du film, la magie: c'est en efet par sorcellerie qu'il s'introduit chez Rowland, ou qu'il guérit ce dernier de la lèpre. Mais il est aussi une certaine forme de caution morale pour le dangereux rajah, choisissant d'abandonner celui-ci quand sa soif de vengeance commence à faire des victimes tous azimuts! Un septième personnage retient notre attention, et elle aussi va disparaître tragiquement avant le dernier quart: la petite esclave Mirjanna (Lya de Putti) sert de liaison entre Mac Allan et sa maîtresse la princesse... May s'est finalement beaucoup plus intéressé à elle, ainsi qu'à Ramigani et Ayan, beaucoup plus qu'aux amants maudits...
La présence de Fonss et de Mia May permet au film d'être une plongée de deux occidentaux dans les grands mystères de l'Inde, au milieu de décors malins. Les Alpes figurent un Himalaya d'une grande beauté, et les eaux de lacs Allemands se voient tout à coup infestés de crocodiles. Tout y est, des éléphants aux tigres, en passant par les serpents et bien entendu les grottes de lépreux. C'est une Inde de fantasmes, un pays d'évasion qui a le parfum incroyable de l'aventure... Si on attrape le rythme du film, il se déroule assez majestueusement jusqu'à une poursuite finale assez haletante. Du dépaysement, en quelque sorte, la spécialité des films monumentaux à épisodes de Joe May qui régnait alors en maître incontesté du cinéma populaire Allemand avant le déferlement de l'avant-garde... et l'avènement de Fritz Lang. Celui-ci est pourtant présent ça et là, à travers une histoire qu'il a fait sienne au point d'en répéter les éléments et contours (la danse de mort, les grottes, les dangers hérités du pulp...) durant toute sa carrière. Les signes cinématographiques (une bague chargée de sens, des traces sur une berge...) sont autant de petites touches proches de celles que Lang et Von Harbou dissémineront plus tard dans tant d'oeuvres...
Jeff Warren (Glenn Ford) est un conducteur de locomotive, qui revient de la guerre de Corée et reprend pied dans la routine de son travail: les trajets avec son meilleur copain, le bivouac chez ce dernier en compagnie de son épouse et de la charmante fille de la maison, la vie est simple et pleine de possibilités... Il croise aussi Car Buckley (Broderick Crawford), le taciturne collègue qui a pris du galon en trois ans. Il s'est aussi marié avec une jeune femme désireuse de s'élever, et qui déchante, la belle Vicky (Gloria Grahame)... Celle-ci aide son mari à conserver son boulot, mais elle le fait de la seule façon qu'elle ait jamais pu obtenir les choses, en couchant avec le patron. Pour Carl, c'est l'équation impossible: demander de l'aide à son épouse, coûte que coûte, mais refuser la méthode. Du coup, il tue son patron durant un trajet inter-cité. Mis il y a un témoin potentiel, justement: Warren, qui rentre chez lui...
Un héros peu loquace, une femme fatale, et un mari jaloux et violent. le triangle amoureux présenté en rappelle un autre, et le décor ferroviaire insiste: ce film est bien un remake de La Bête Humaine de Renoir (1938), et s'éloigne encore plus que le film Français du roman de Zola. Bien que le livre soit mentionné, on en est loin, et le script est du pur film noir Américain... Pour Jeff, l'homme comme vous et moi qui fait son boulot, nouveau brave type qui vient rejoindre les Spencer Tracy, Henry Fonda, Gary Cooper, Randolph Scott ou George Raft des films précédents de Lang, le retour à la vie civile va être le retour aux passions et aux petits matins blêmes, avec la couleur rouge sang du meurtre en prime...
Et justement, le film justifie pleinement son titre, avec une galerie de portraits formidables. Warren a beau être un brave type, il est malgré tout assez ouvert à l'aventure sous tous les sens du terme, et Vicky, qui lui met le grappin dessus, sait ou croit qu'elle n'aura pas trop à le pousser pour qu'il commette un meurtre. Pris dans le feu de passions contradictoires, Carl est piégé entre sa volonté de prestige, et le fait que sa femme est trop belle pour lui. Il souhaite à la fois utiliser cet avantage et garder la beauté de Vicky pour lui. Quant à Vicky, un rôle de garce particulièrement élaboré pour Gloria Grahame, elle a appris la vie essentiellement à travers le désir qu'elle inspire chez les hommes qui l'entourent...
Du coup, le fait que le script déplace les faits du scénario de Renoir (rappelons que dans La Bête Humaine, c'est Gabin lui-même qui était le meurtrier) essentiellement pour des raisons de censure, créée les conditions d'une vision du monde totalement pourrie par le désir et l'incapacité de certains humains de l'assumer. La façon dont Lang semble se débarrasser de la participation de son héros au meurtre et à l'adultère, dégoûté par les manigances de Vicky, permet aussi au couple homicide Carl-Vicky de terminer le film dans une escalade de violence et de mort, qui tendrait à démentir toute notion de happy-end... Tout en nous indiquant que le véritable personnage de ce film est Vicky, la femme qui n'a que sa séduction, mais sait particulièrement s'en servir. Sordide, méchant, grinçant et avec une femme fatale en cerise sur le gâteau: voilà ce qui fait d'un remake boîteux un paradoxal film noir modèle...
Sorti en septembre 1946, c'est sans doute un film tardif dans le cycle, pourtant tout lie Cloak and dagger à Man Hunt, Hangmen also die, et Ministry of fear, les trois films de propagande réalisés en 1941, 1942 et 1944 par le réalisateur. Tous parlaient de prise de conscience et de décisions de résistance, face à l'hydre du nazisme. L'intention de Lang était cette fois de permettre au film un lien avec le futur, et l'âge de l'atome, mais la production en a décidé autrement...
1944: Alvah "Al" Jesper (Gary Cooper) est un physicien de renom, que l'OSS (Organisation services secrets) va embaucher en tant que spécialiste pour récupérer deux scientifiques contrôlés par les nazis et les fascistes en Europe et dont les recherches pourraient accélérer les connaissances des puissances de l'axe en matière de bombes atomiques. Il se rend à Zurich pour y récupérer le professeur Katerin Lodor, mais elle lui échappe, et c'est le début d'une course à travers l'Europe, entre la Suisse et l'Italie, pour récupérer l'autre professeur...
Ca commence en bon film de Lang, par une opération vue de nombreux points de vue, avec l'usage des figures Langiennes habituelles: signes, suspense, les inquiétantes visites nocturnes... Puis, bien plus que sur les trois films de propagande précédents, le metteur en scène va s'amuser avec l'accumulation de péripéties improbables dans lesquelles Gary Cooper, espion de circonstance, et pas forcément particulièrement doué, va se perdre et se débrouiller tant bien que mal. Et c'est à la fois plus léger que les autres films, et sans doute très Hitchcockien, comme si une évolution du cinéma faisait tout à coup passer Cloak and dagger entre The 39 steps et, disons, Saboteur ou même Torn curtain (avec lequel d'ailleurs Cloak and dagger comprend plus d'un troublant point commun).
Alvah, profane de choc placé malgré lui dans une situation qui le dépasse, a pourtant une longueur d'avance sur les héros des trois films mentionnés plus haut: il est, lui, volontaire pour se prendre des tuiles et se mettre en danger! Le film, dont le titre est une allusion à l'expression utilisée pour désigner familièrement le monde de l'espionnage, est sans doute le plus romantique des quatre, et pour cause: la guerre est finie, d'où une position paradoxale. Néanmoins, le temps d'un film, Lang relance les conflits, se permettant de nouvelles figures de style, parmi lesquelles l'une des plus notables est l'intrusion (impensable en temps de guerre) d'un personnage de femme Américaine que les sympathies nazies ont transformé en espionne de première classe...
Mais pour la production, il s'agissait de rendre hommage au travail accompli par les services secrets durant la guerre pour effectuer un lien avec les différentes Résistances locales; pour Lang, il fallait plutôt retourner sur le terrain et aller voir si on n'était pas confronté à une fuite du nazisme vers d'autres cieux, puisque il souhaitait montrer qu'après la guerre, une sorte de continuité s'était effectuée entre l'Allemagne d'Hitler, et l'Espagne ou l'Argentine... Une vision pessimiste que la production n'a pas souhaité laisser s'exprimer, faisant de ce petit film d'aventure, au moins, une impeccable intrigue romantique à souhait, où Gary Cooper et Lilli Palmer volent la vedette à la Résistance de la plus belle des manières...
C'était une période très difficile pour Lang, sans doute. Le manque de succès de ses films noirs, le manque de soutien aussi, pesaient, et il s'est donc retrouvé à la Republic. Mis contrairement à Wayne ou Ford, qui à la même époque travaillaient volontairement pour la firme fauchée de Herbert Yates parce qu'ils savaient qu'on leur y laisserait les coudées franches, Lang y était plus ou moins obligé parce qu'il était brûlé un peu partout... C'est donc avec ce film, un noir particulièrement sordide, qu'il s'est retrouvé à travailler avant de rentrer à la Fox par la très petite porte afin d'y réaliser un film indigne de lui.
S'il a très mauvaise réputation, ce film en revanche est tout sauf indigne: on y suit les aventures d'un écrivain qui a tué une femme qu'il désirait par peur d'être attrapé, et qui finit par se rendre compte que tout accuse son frère; il va donc le charger... Dès le début, Lang ne nous laisse aucun répit et commence à accumuler les signes. Stephen Byrne (Louis Hayward), l'écrivain raté et frustré, vit dans une petite maison au bord d'une rivière, et durant la scène d'ouverture, le flot charrie des troncs d'arbres et... un cadavre de vache, qui passe son temps à aller et venir entre le fond du jardin et l'estuaire! Quand sa femme de chambre lui demande l'autorisation d'utiliser sa salle de bains, Stephen la voit partir avec un oeil gourmand et insistant. Puis quand il se poste en bas de l'escalier qui mène à l'étage, et qu'il entend la jeune femme terminer ses ablutions, il se regarde dans le miroir, et c'est comme si le metteur en scène utilisait cet artifice pour nous montrer la naissance du monstre à l'intérieur de Stephen...
Le miroir reviendra, du reste, souvent, car Stephen est non seulement un monstre, c'est aussi un homme vaniteux, au cynisme et à l'aplomb phénoménaux. Mais le film bifurque pourtant assez vite, car Lang ne cherche pas à faire de ce film l'histoire de Stephen seul. Ce dernier est marié à la belle Marjorie (Jane Wyatt), qui s'inquiète de la transformation de son mari suite à la "disparition" de leur domestique. Et bien sûr, le personnage le plus positif reste John, le frère de Stephen (Lee Bowman), un modeste employé de banque atteint d'une déformation, et qui a commis une faute et une seule: il a aidé son frère à se débarrasser du corps encombrant de la jeune Emily...
Une fois qu'il a aidé Stephen, John semble endosser à lui seul la responsabilité du crime. Là où Stephen louvoie, donne le change, s'improvise en maître criminel, ne commettant apparemment pas une erreur, John lui s'irrite, s'inquiète et s'enferme chez lui. Et surtout il va devenir pour la sagesse populaire le parfait suspect, comme s'il devenait le principal protagoniste d'une fiction montée de toutes pièces par Stephen! Celui-ci, d'ailleurs, va bénéficier du crime puisque la publicité générée par la disparition, puis l'annonce de la mort d'Emily (dont le corps a été retrouvé, bien sûr, allant et venant sur la rivière): d'écrivain raté, il va devenir un auteur en vue de best-sellers...
Marjorie et John vont se rapprocher, et Stephen de son côté s'éloigner toujours un peu plus de son épouse. Puis il va se lancer dans l'écriture d'un roman inspiré de son expérience, finissant en transposant dans la fausse fiction une réalité bien embarrassante de passer de l'autre côté du miroir.
Avec sa rivière traîtresse, ses scènes nocturnes et son crime plus crapuleux que jamais, situé au tournant du vingtième siècle, ce film sulfureux est une magistrale plongée dans les tréfonds de l'âme humaine, entre morale (John) et corruption (Stephen), et c'est à sa façon, un authentique chef d'oeuvre du film noir et à mon sens l'une des meilleures manifestations du génie indéniable de Fritz Lang.
La Western Union, basée à Omaha, Nebraska, vient de recevoir le feu vert de la Maison Blanche (alors que le président Lincoln, engagé dans la guerre civile, devrait avoir d'autres chats à fouetter) pour partir et construire jusqu'à Salt Lake City une ligne de télégraphe... Edward Creighton (Dean Jagger) est l'homme qui va conduire l'entreprise. Il engage alors plusieurs personnes, dont le mystérieux Shaw (Randolph Scott), qu'il connaît parce que ce dernier lui a sauvé la vie, et le pied-tendre Blake (Robert Young), un dandy, qui a plus d'un tour dans son sac. Les deux hommes deviennent alors à la fois amis et rivaux pour les yeux de la belle Sue (Virginia Gilmore), la soeur de Creighton.
C'est un western très traditionnel, avec un parcours de civilisation, ses hors-la-loi repentis et ses outlaws durs-à-cuire, ses Indiens, ses dilemmes... Lang semble à la fois avoir soigné sa copie (peut-être que Zanuck avait fait peser une menace sur son projet suivant, Man Hunt, qui devait d'autant plus l'enthousiasmer) et s'être mis en pilotage automatique du début à la fin. De beaux décors, de bons sentiments, tout au plus peut-on constater qu'entre le télégraphe et sa mission civilisatrice, et Shaw, un homme moral, juste mais endurci et condamné, Lang s'est sans doute plus intéressé au sort tragique du premier, un homme qui a une vengeance et un sacrifice à accomplir...