Ce film est basé sur un opéra de 1829, La muette de Portici, composé par Daniel-François-Esprit Auber, sur un livret d'Eugène Scribe et Germain Delavigne. Et le principal atout du film est sa star, la grande ballerine Anna Pavlova pour une unique apparition au cinéma. Et le film diffère profondément du reste de l'oeuvre connue de Lois Weber: aux drames sociaux et psychologiques modernes et urbains de longueur modeste, se substitue ici une intrigue en costumes, haute en couleurs et en émotion grandiloquente, qui s'étale sur près de deux heures; un film muet basé, c'est un paradoxe, sur un opéra... On peut émettre deux hypothèses pour en expliquer la production: d'une part, Lois Weber voulait sans doute en faire une démonstration de force en même temps qu'une façon de faire concurrence au spectaculaire Birth of a nation de Griffith; ensuite, la Paramount venait de lancer la cantatrice Geraldine Farrar, dans Carmen de Cecil B. DeMille, et s'apprêtait à la mettre en valeur dans Joan the woman, du même auteur. Weber, elle, avait la Pavlova...
Dans une région Italienne qui est soumise à une gouvernance Espagnole, les paysans attendent de moins en moins patiemment l'occasion de se révolter. Une occasion va être fournie par un petit drame de pas grand chose: Fenella (Anna Pavlova), la soeur du plus remonté des pêcheurs locaux, Masaniello (Rupert Julian), est séduite par un noble de la cour (Douglas Gerrard). La suite va être une vengeance en forme de révolution avec tout ce que peut ça peut amener comme chaos...
Je parlais de The Birth of a nation tout à l'heure, mais on pourra penser à une autre production spectaculaire de Griffith: Intolerance était-elle dans tous les esprits à cette époque? Il y a un peu de son souffle épique dans ce film: déjà, Weber a engagé une armée de figurants, dont elle utilise la force décorative assez souvent. Elle a mobilisé toute une partie du littoral pour y construire une ville, un palais, et un village de pêcheurs; enfin elle utilise la danse pour exprimer de nombreuses choses: la joie simple des pêcheurs sur la plage; la concupiscence d'un noble, dans une scène qui fait quand même sérieusement bouche-trou (un certain nombre de préludes dansés sont sans doute placés pour faire écho au spectacle original); elle oppose d'un côté la richesse et l'oisiveté des nobles Espagnols, et la pauvreté absolue des Italiens; enfin bien sûr une large part du film (environ un quart) est consacrée à la révolte, qui sera longue, sanglante et pleine de débordements. On pourra aussi assister pour finir à l'inévitable défoulement de la populace dans une orgie de boisson et de nourriture qui ressemble à un ballet (filmé avec un mouvement à la Cabiria, quand je vous dis que Griffith et sa Babylone ne sont pas loin!)...
De la danse, quand la vedette s'appelle Pavlova, quoi de plus normal? L'héroïne, muette comme nous indique le titre, s'exprime de fait avec le corps, mais elle est un peu noyée dans la masse de figurants durant la première moitié. Le jeu histrionique généralisé n'arrange pas les choses, non plus, dans toute l'exposition du drame. Quand le film s'emballe, son jeu étrange et totalement corporel devient intéressant, culminant dans une scène sans ambiguité où elle se donne à son amoureux: c'est par la danse qu'elle commence la parade. Mais le film devient formidable dans sa deuxième partie, quand Weber nous montre le déchaînement de la révolution dans une série de scènes de chaos particulièrement maîtrisées. Tout y passe: destructions, tortures, tentations de viol (on en connaît les codes dans le film muet), brutalités diverses, invasions de pièces occupées par des nobles, etc... La mise en scène fait feu de tout bois ici, et on comprend enfin dans ce déferlement de violence cinématographique ce qui a attiré la réalisatrice (et son mari, l'inévitablement crédité Phillips Smalley) dans cette entreprise étonnante.
Le film a été sauvegardé dans un certain nombre de copies, dans un certain nombre de formats aussi, et a du être reconstitué à partir de toutes ces sources disparates, ce qui n'arrange pas le confort de visionnage... Mais c'est une grande date à sa façon: pour Lois Weber bien sûr, qui commence en beauté sa période Universal qui sera très importante pour sa carrière; pour Pavlova, sans aucun doute; et surtout, pour la petite compagnie Universal, qui peut enfin commencer à sortir des films d'envergure...