Donald Free travaille pour la diplomatie Américaine, mais surtout pour des opérations secrètes et nocturnes. De là à le considérer comme un espion, il n'y a qu'un pas, que la justice Française franchit sans hésiter. Déporté, devenu persona non grata pour le gouvernement Américain, il doit désormais travailler dans le privé: une péripétie qui suit son arrivée à la maison l'inspire, il sera détective et commence donc à travailler pour une agence dirigée par le très inefficace et encore moins honnête Hogan (Arthur Hohl), dont l'affaire est financée par le louche Bandor (Gordon Westcott).
C'est un film aux rebondissements constants, et qui allie avec efficacité le légendaire montage de la Warner, un ton de comédie débridée (avec William Powell, donc grand luxe), et la mise en scène à son plus haut niveau de Michael Curtiz; certes, Powell n'est pas confronté à Kay Francis, mais Margaret Lindsay fait assez bien l'affaire. Et le personnage principal, un homme de l'ombre qui doit se remettre en question et retrouver une vocation tout en gardant la conscience claire, est l'un des premiers grands héros des errances de la filmographie de Curtiz. Certes, il n'est pas Rick, mais il ne faut pas trop en demander...
Et puis, Private Detective 62 fait aussi partie de la prestigieuse, parfois étonnante filmographie de William Powell, qui après ses rôles d'ignoble fripouille dans les années 20, a enfin trouvé sa vocation avec les interprétations de détectives toutes plus savoureuses les unes que les autres... La même année, Curtiz a réalisé avec l'acteur The Kennel Murder Case dans lequel il retrouvait le personnage de Philo Vance.
Dorothy (Lucy Doraine) a tué un homme... Quand on l'arrête, la confession a du mal à venir, mais une fois lancée, elle déballe tout: comment un escroc lui a fait miroiter monts et merveilles pour faire main basse sur sa fortune, comment une fois qu'ils se sont mariés, il l'a abandonnée à son triste sort une fois la fortune épongée, comment il a manoeuvré pour de nouveau tenter de profiter d'elle...
Il y avait une formule des films de Curtiz avec son épouse Lucy Doraine, en Autriche. L'actrice incarnait généralement une femme qui avait vécu et cherchait le salut en dépit des circonstances, avec le sort qui s'acharnait sur elle; les péripéties autour de sa vie tournaient le plus souvent au mélodrame avec force accidents, incendies, crimes et autres tricheries de grand luxe...
Ce qui reste intéressant dans ces productions, ce sont souvent les artifices de constructions, notamment les flash-backs, et une mise en scène plus axée sur l'instant, voire la splendeur du plan, que sur un effet à long terme... Dire de ce film qu'il est bouleversant serait une bien grosse exagération, donc: Curtiz se cherchait au temps du muet, et il allait falloir attendre encore un peu avant qu'il ne se révèle... Mais il nous montre un Curtiz à la manoeuvre, qui tente de transcender le matériau mélodramatique avec de belles idées, et qui semble pour l'instant s'accomplir dans les scènes de foule, son péché mignon.
Le parcours largement teinté de rose d'une jeune chanteuse (Doris Day), veuve de guerre, flanquée de son fils et d'un agent (Jack Carson)prêt à tout pour placer sa protégée, mais qui joue de malchance: le grand manitou des programmes radiophoniques qui fait la pluie et le beau temps dans le domaine de la chanson légère est complètement aveuglé par l'admiration que sa femme porte pour le chanteur Gary Mitchell...
Les efforts portés à l'écran font l'essentiel d'une intrigue ô combien légère, mais le film est rythmé sans un seul temps mort, les personnages sont hautement sympathiques (sauf un) et comme on est à la Warner, on a demandé à Friz Freleng de participer à la fête et de laisser Bugs Bunny donner la réplique à Doris Day, sans doute en réponse à la fameuse rencontre entre Gene Kelly et la souris Jerry à la MGM! Michael Curtiz, qui était en quelque sorte l'agent de Doris Day (c'est lui qui l'a découverte), y raconte un peu une histoire proche de leur parcours...
Et il le fait avec le sens phénoménal de la mise en scène qui est le sien, paradoxal en diable dans ce contexte de comédie musicale, il se débrouille pour que toutes les chansons soient en situation plausible, sauf une (voir plus haut!), et s'ingénie à placer la caméra, et donc le public, au coeur de l'action. C'est donc une pause dans la noirceur de son oeuvre, mais cette parenthèse rose bonbon se laisse consommer avec gourmandise...
Avant ce musée de cire, il y a bien sûr Doctor X, premier film d'épouvante de Curtiz, qui partage plus d'un point commun avec celui-ci: Lionel Atwill dans un rôle clé, le Technicolor, Fay Wray, un ton hérité des différents genres auxquels il emprunte (film de gangster, film d'horreur, comédie journalistique...), mais ce nouveau film apparaît plus structuré; l'histoire est connue:
Un musée de cire s'ouvre à New York, hérité du souvenir d'un autre établissement brûlé 25 ans auparavant par un malhonnête actionnaire; les héros du film finissent par rapprocher les activités du musée de la disparition d'un certain nombre de cadavres de la morgue... Michael Curtiz était par bien des côtés le symbole de la renaissance de la Warner, lui qui avait été débauché de son travail dans les studios Européens en 1926 pour permettre au studio d'acquérir un statut plus noble, en réalisant pour eux des films spectaculaires: c'était l'idée. Ca n'a pas empêché les producteurs maison de l'employer à tous les genres, de la comédie musicale au western en passant par le film policier. Et le plus souvent, Curtiz a délivré en temps et en heure des oeuvres à succès... Plus prestigieux que Dieterle, moins à cheval sur les idées de ses films qu'un Wellman, et nettement plus adroit qu'un Del Ruth ou qu'un Lloyd Bacon, Curtiz était le joyau de la couronne chez les frères Warner, et c'est lui qui depuis 1929, était en charge dans le studio de la mise en scène de films en Technicolor.
La mise en scène de ce film est plus épurée, moins brute et délirante que celle du Doctor X, mais dans les grandes lignes, cette épure permet à Curtiz de retenir les principaux effets d'épouvante de son film précédent, tout en situant les protagonistes dans un espace un peu moins stylisé. Mais les correspondances sont nombreuses: la présence de Igor, émigré (Déjà à Londres, c'était un étranger) et exilé dont les souvenirs le hantent et motivent sa vie, et sa folie, vient en écho au meurtrier cannibale soi-disant bienfaiteur de l'humanité, alors que les hommes qui l'entourent ne sont pas reluisants non plus: un drogué (Le mot Junkie est franchement utilisé plusieurs fois), un sourd-muet vaguement idiot (On reconnait Mathew Betz, qui croisait déjà Fay Wray dans The wedding march en 1928)... Le tout en pleine fin de la prohibition, avec les débordements que cela implique (Le gentil héros: "C'était mon Bootlegger, inspecteur/ on peut en parler, maintenant, non?"). Au cannibalisme créateur, Curtiz substitue ici une action artistique tout aussi monstrueuse, avec de nouveau un Lionel Atwill qui tire les ficelles: on se rappelle que celui-ci agissait déjà en metteur en scène dans Doctor X, mais cette fois-ci il donne de l'action artistique une vision qui fait froid dans le dos...
Le processus artistique dans ce film repose en effet sur l'appropriation pour un musée de cire de cadavres, parfois trouvés à la morgue, parfois provoqués. C'est le cas d'un juge qui s'est avéré gênant, c'est aussi le cas d'une jeune femme qu'on va "suicider" puis dont le corps sera volé pour en faire une réplique de Jeanne D'Arc. Igor, qui montrait déjà à Londres une tendance à la sociopathie, parlant plus à ses créations qu'aux hommes de chair et d'os, va se transformer en un monstre obsédé par une certaine forme d'amour nécrophile pour ses créations détruites, dont bien sûr la Marie-Antoinette dont il était si fier et qui pour lui renaît quand il aperçoit Fay Wray. Alors bien sûr que rien ne tient debout dans l'idée d'immortaliser pour un musée de cire, le corps se tordant de douleur d'une femme sur laquelle on fait tomber des centaines de litres de cire bouillante... Mais c'est justement cette folie qui fait le jusqu'au-boutisme du personnage, et donc du film...
Un dernier détail enfin, si Glenda Farrell est quelque peu irritante en Cagney féminin (Quoiqu'elle fasse partie d'un ensemble de rôles de femmes d'action notables, parmi lesquelles on retrouve beaucoup d'héroïnes Curtiziennes), la présence de Fay Wray (Souvent nommée "The Scream Queen" à cause de son rôle dans King Kong, durant lequel elle crie, disons, beaucoup...) donne lieu ici à un très beau champ-contrechamp, pas une habitude de Curtiz qui faisait tout pour les éviter:vue de trois quarts dos, elle touche le visage d'un assaillant, qui se casse; puis, vue de trois quarts face, alors que le visage de l'homme lui apparaît désormais défiguré, elle écarquille les yeux, ouvre la bouche, et pousse avec un léger retard un cri d'effroi: elle est absolument convaincante, pour le plus beau cri de sa carrière, elle qui admettait avoir préféré le muet, car on ne l'y faisait pas crier, elle fait dresser les cheveux sur la tête dans cette séquence...
Le film, après des années de purgatoire, durant lesquelles il n'était trouvable qu'en bonus de son remake, est enfin reconnu à sa juste valeur et a fait l'objet d'une salutaire restauration, et d'une parution très soignée en Blu-ray.
Dans le milieu des concours canins, une rivalité mène à la mort d'un homme. Détesté de tous ceux qui le côtoient, il est retrouvé chez lui, une arme en main, dans une pièce fermée de l'intérieur... Mais Philo Vance, le détective qui lui aussi est intéressé par le milieu compétitif canin, ne croit pas une seconde à son suicide. Et il ne va pas tarder à prouver qu'il a bien raison... Mais il va aussi montrer qu'il n'y a pas UN meurtre, mais plusieurs.
Michael Curtiz a traité ce sujet très classique de façon très frontale: c'est un whodunit très classique dans lequel une liste de suspects longue comme le bras (une jeune femme trop bien sous tous rapports, des personnages interlopes ayant un peu trop roulé leur bosse, un majordome au passé louche, etc...) est d'abord vue en pleine action: les événements banals qui se déroulent sous nos yeux dans la première bobine servent à planter dans notre cerveau captif de spectateur satisfait la suspicion d'absolument tout le monde dans le film! Et c'est ça qui est bien, non pour la noblesse de l'exercice, car s'il y a bien un domaine de la fiction policière qui n'est en rien noble, c'est le whodunit! Non, c'est bien parce qu'une fois aiguillé vers la résolution finale, le spectateur n'a plus à se préoccuper de rien d'autre que de regarder le film concocté par Michael Curtiz.
Et celui-ci s'est fait plaisir! Passant outre les pesanteurs de l'adaptation théâtrale, le metteur en scène choisit comme le ferait Hitchcock d'innover absolument partout, ne répétant jamais le moindre mouvement de caméra, plaçant celle-ci de manière inattendue dans les endroits les plus improbables en variant ainsi la composition constamment. La suspicion créée par le prologue est maintenue, soulignée par une mise en scène rigolarde qui ne s'embarrasse jamais de subjectivité inutile, et donne souvent la part belle aux rigolos: Eugene Pallette en inspecteur désireux de ne jamais écarter la piste du suicide, ou Etienne Girardot en médecin légiste appelé littéralement tous les quarts d'heure, et qui aimerait bien un jour disposer de temps pour déjeuner...
Bien sûr Curtiz va "signer" son film en utilisant sa magie des ombres au moment où William Powell expose sa théorie quant au meurtre. Le flash-back hypothétique nous montre l'ombre fantomatique d'un suspect pour l'heure inconnu. Les dialogues fusent les nombreux personnages qui râlent, mentent, dissimulent, haïssent, sont tous vivants... Enfin presque tous bien sûr! Et on peut se demander, devant ce film de 1933 avec lequel William Powell incarne un détective mondain et surdoué, dans quelle mesure ce pourrait être un prototype pour le célèbre The Thin Man, qui sera tourné à la concurrente MGM l'année suivante...
On pourrait argumenter d'une part que ce film, tourné vers la fin de la longue carrière du metteur en scène à la Warner (1926-1953) serait le dernier grand film de l'auteur de Casablanca, en même temps que son projet le plus personnel de cette fin de règne. En effet, c'est dès le départ un qu'il a voulu faire, dont il a nourri le projet, puis qu'il a produit lui-même (Le premier à porter explicitement la mention "A Michael Curtiz Production"). Il renvoie à cette poignée fascinante de films de genres des années 30, dans lesquels il montrait une vision baroque de divers génies du mal, sans trop se soucier de logique, et en faisant l'éclatante démonstration de son talent singulier. Et The unsuspected, arrivant après la rigueur formelle de son superbe Mildred Pierce, ressemble en effet à une plongée dans les coulisses dangereusement surréalistes du film noir... Mais il serait d'autre part assez sain de ne reconnaître en ce film (Dont le script est signé de Bess Meredith, soit Madame Curtiz!) qu'une affirmation péremptoire d'un style, d'une maîtrise visuelle, au mépris de toute autre préoccupation, ou seulement comme une oeuvre plus rigoureuse et aboutie, disons "grand public". Je pense que le film est les deux à la fois, en même temps que l'un des films les plus proches de ce que Curtiz savait le mieux faire. Il le signe de bout en bout, et nous convie à une fête permanente d'effets cinématographiques, de purs coups de théâtre, et de trucs grand-guignolesques distillés avec gourmandise...
Victor Grandison (Claude Rains) est un homme de radio, riche et célèbre, qui a construit sa carrière entière sur le crime: d'une part, il conte avec une certaine délectation des histoires sordides pour le plus grand bonheur de ses fans, et d'autre part, il se plait de temps à autre à s'adonner à des meurtres parfaits, en esthète du crime plus que par véritable intérêt. Il supervise aussi parfois (même à leur insu!) le meurtre d'autres moins solides que lui, qui viennent ensuite nourrir la galerie baroque de crimes dont il nourrit son émission de radio. Il vient justement de commettre un crime, en tuant sa secrétaire. Un jeune homme, qui cherche par ailleurs à élucider la disparition d'une protégée de Grandison, va commencer à remuer dans l'étrange demeure du présentateur, pour y découvrir de bien curieux secrets et des squelettes de plus en plus envahissants dans à peu près tous les placards...
L'intrigue ne tient pas vraiment debout: ceux que Hitchcock appelait avec un dédain rigolard 'les vraisemblants', ces gens qui vont vous démontrer que tel ou tel film ne fonctionne pas sous prétexte qu'une porte ne s'y ouvre pas du bon côté, feraient bien de s'abstenir de venir fouiller ici. Peu importe d'ailleurs; dès la première séquence c'est le signe cinématographique qui triomphe, comme au bon vieux temps de Doctor X: Ombres mouvantes, une caméra sure d'elle qui nous emmène ou elle veut, gros plans millimétrés d'objets soigneusement isolés, et utilisation savante de l'éclairage: Curtiz se fait plaisir, et va continuer à le faire sur tout le film, véritable commentaire sur le film noir à son plus pur; film noir dont les dix premières minutes ici se veulent un catalogue d'effets exhaustif. Il serait d'ailleurs, à propos de film noir, fort intéressant de se pencher sur l'influence que Laura a pu avoir sur ce film, qui utilise un certain nombre de figures qui en proviennent directement: le portrait d'une jeune femme disparue, le retour inattendu et à peine expliqué de la jeune femme d'entre les morts, et la présence d'un criminel qui est pour cette fois-ci un homme de la bourgeoisie, un homme arrivé... Celui-ci assume sa supériorité revendiquée sur le reste de l'humanité en se livrant à l'art de tuer les autres, sans failles ou presque.
Mais The unsupected n'est pas un plagiat ni même une vague copie. C'est un film très proche de la façon de faire de Curtiz au début des années 30...Après le "génie fou" de 1931 (The mad genius), et le sculpteur fantôme de Mystery of the wax museum, un nouvel auto-portrait sardonique de l'auteur? Celui-ci a signé son film, par son utilisation virtuose de l'ombre, par ses trouvailles de mise en scène (la façon dont chaque meurtre vu à l'écran comporte un plan de Claude Rains reflété sur une surface lisse, en double maléfique de l'aimable esthète qu'il est et reste jusqu'au bout), la science du rythme et de la composition (Une scène de meurtre au verre de vin blanc empoisonné reprend l'idée du verre de lait dans Suspicion, d'Hitchcock, mais la prolonge et l'emmène dans des dimensions insoupçonnées) mais aussi par un recours à une fin feuilletonesque avec des péripéties qui semblent reprises de ses films muets (L'avalanche, Les chemins de la terreur), avec rebondissements, homme caché dans une malle, et poursuite en voiture... Il faut se pencher sans tarder sur ce chef d'oeuvre délirant, dans lequel Curtiz adopte, avec un humour certain, le point de vue d'un meurtrier esthète du crime qui ressemble sans doute beaucoup à son âme.
Le générique, accompagné d'une musique inquiétante de Korngold, nous montre des plans d'un bateau qui avance dans la brume. C'est le Ghost, le vaisseau du capitaine Wold Larsen, que nous ne verrons pas avant une vingtaine de minutes dans le film... Un fantôme qui pourtant hante le film, tel une personnalisation du destin pour trois personnages: George Leach (John Garfield), un bagnard évadé qui tente de fuir la ville de San Francisco où les pandores s'activent à le rechercher; Ruth Brewster (Ida Lupino), une femme elle aussi recherchée dont on devine qu'elle est une voleuse, oui, mais aussi une prostituée. Enfin, Humphrey Van Weyden (Alwander Knox) est un écrivain, un homme de bonne famille qui s'ennuie et n'a pas réalisé ses rêves de romantisme échevelé avec sa fiction... Les trois vont se retrouver, par les circonstances, obligé de trouver refuge sur le Ghost, un bateau sur lequel les marins les plus endurcis ne souhaitent pas forcément se retrouver à servir! Et ils vont faire la connaissance de Wolf Larsen, l'inquiétant capitaine sans trop de scrupules ni doutes, un homme lassé d'être l'éternel second de son frère, un autre capitaine, et qui a choisi une forme de piraterie pour réussir à être enfin le seul maître à bord de son navire. Le seul, vous dis-je...
Dès le départ, Curtiz prend possession de son film avec un mélange inimitable de style et d'efficacité: passé le générique, le premier plan est un plan séquence; il y établit l'atmosphère bien crapuleuse de Barbary Coast, le quartier louche où les passants ne demandent pas leur reste, puis les policiers à la recherche d'un homme. Leach trouve refuge dans une taverne, où un homme essaie de l'enrôler de force pour aller sur le Ghost. Mais c'est Leach qui prendra la décision: il lui faut de toute façon partir! Sur une petite embarcation avec d'autres marins, pour rejoindre son affectation, il commence à se rendre compte qu'il est probablement tombé sur une belle bande de fripouilles, et la barque croise une embarcation à vapeur...
...Sur laquelle nous faisons la connaissance de Van Weyden: il est seul, et s'ennuie. Une femme s'installe face à lui sur un banc, et elle est inquiète: des policiers sont sur le bateau et la cherchent. C'est Ruth Brewtser, qui essaie de demander de l'aide à Van Weyden, mais il la dénonce: la loi, dit-il, c'est la loi... A ce moment, un gros cargo percute l'embarcation, et celle-ci coule. Van Weyden se retrouve seul rescapé avec Ruth, ui est inconsciente. Ils sont repêchés par un navire: c'est le Ghost...
L'écheveau de hasards utilisés pour rapprocher ces quatre-là est mené de main de maître, et Curti continue à lâcher ses informations au compte-goutte. Il se permet aussi de traiter la découverte par Van Weyden de l'atmosphère particulière qui règne sur le pont de bateau de la même façon qu'a été traité dans The wizard of Oz le passage de Dorothy de sa cabane au pays d'Oz: une porte s'ouvre, et nous suivons, incrédules, le personnage dans un nouveau monde qui se révèle graduellement... Pour finir sur le maître des lieux. Edward G. Robinson aurait-il trouvé le rôle de sa vie?
C'est Van Weyden qui fournit l'essentiel du point de vue dans le film. Contrairement à Ida Lupino, victime du mépris du capitaine, contrairement à Leach, qui en homme d'action fait tout ce qu'il peut pour remuer l'équipage et provoquer une mutinerie, voire simplement forcer le capitaine à une certaine décence, Van Weyden est fasciné par quelqu'un qui est aussi cultivé que lui, probablement aussi bien né, mais qui lui a pris une direction qui lui permet d'assumer son romantisme. ...Envers et contre tous, c'est bien là le problème: comme tant de génies fous, démiurges et autres créateurs malades, Larsen est un jusqu'au-boutiste qui fait des dégâts partout où il va. La fascination de Van Weyden pour son tyran le pousse à épouser une conduite ambiguë, car il ne suivra pas Leach dans toutes ses provocations et ses crimes de lèse-majesté. Il lui faut comprendre celui qui est à la fois son semblable et son contraire... afin de faire connaissance à ses pulsions romanesques.
Que dire? Ce film chargé en frissons d'absolu est un des plus beaux films de Curtiz, dans lequel on trouve bien une romance, comme dans Casablanca, mais elle est sans doute plus provoquée par les conditions extrêmes de la fuite en avant: Leach et Brewster, deux "illégaux" en fuite, s'allient pour être plus fort, et enfin exister pour quelqu'un au lieu de ne se définir qu'en contradiction avec le monde. Le fait d'employer Garfield et Lupino est une idée de génie, tant ils dénotent par rapport aux héros romantiques de l'époque, bons ou mauvais. Ici, ils sont bruts de décoffrage... Le film est passionnant dans son déroulement, offrant tout ce qu'une inquiétante croisière peut offrir, à plus forte raison quand elle est menée par un nihiliste capable de pousser son équipage à bout, tant il s'ennuie. Une bonne mutinerie, ça vous égaie une journée... A priori, Jack London, qui a publié le roman en 1904, se serait probablement trouvé satisfait... Nous aussi!
C'est la deuxième fois que la Warner s'attelle à une version de la même histoire d'Ernest Hemingway, mais le titre sera laissé de côté au générique de ce film. The breaking point (c'est le point de cassure, la limite de ce qu'un homme peut encaisser) relate l'histoire d'Harry Morgan (John Garfield), un ancien marin de la seconde guerre mondiale, qui cinq années après la fin du conflit, survit en utilisant son savoir-faire maritime dans un petit bateau, louant ses services aux gros bonnets de passage, en compagnie de son ami Wesley (Juano Hernandez). Ils ont tous les deux une famille à nourrir: Morgan est marié à Lucy (Phyllis Thaxter), dont il a eu deux filles; et Wesley a un garçon, qu'on verra à deux reprises: au tout début du film, et aussi à la fin...
Les deux amis utilisent donc leur talent pour gagner leur vie, mais l'un et l'autre partagent la même vision des trafics ombreux auxquels ils pourraient se livrer s'ils le souhaitaient: un avocat véreux, Duncan (Wallace Ford), passe son temps à proposer des affaires louches à Morgan. Il les repousse toujours... jusqu'à ce qu'un client, Hannagan (Ralph Dumke), ne parte sans payer: coincé au Mexique, sans argent, Morgan doit accepter une offre de Duncan qui lui permettra de retourner aux Etats-Unis. Mais ce ne sera que le premier faux pas d'une descente vers les ennuis les plus encombrants, dans lesquels Morgan et Wesley vont laisser un certain nombre de plumes...
Harry Morgan, en 1944, c'était Humphrey Bogart, et le film de Hawks s'appelait To have and have not. C'était d'ailleurs le titre du livre d'Hemingway, mais l'intrigue située dans le roman en 1937 à Key West était transposée à Fort-de-France en 1940, permettant de continuer à exploiter l'image de résistant incarnée par Bogart dans Casablanca et Passage to Marseilles (Les deux films, incidemment, sont réalisés par Michael Curtiz...), avec cette même évolution du personnage, d'une indépendance farouche, vers une indignation le poussant à épouser la cause anti-fasciste. C'était d'un romantisme échevelé, d'autant plus magnifié par la présence de Lauren Bacall, et comme chacun sait la romance entre ces deux-là a beaucoup joué en faveur du film, aussi bien sur le plateau que dans le département publicité de la WB!
Contrairement donc à l'aventure romantique de To have and have not (le film), d'un romantisme qui doit sans doute autant à Hawks qu'à Hemingway, The breaking point qui remet certaines pendules à l'heure (A commencer par le fait qu'Harry Morgan ait une famille et des factures à payer, ce n'était pas le cas dans le film de 1944), est un film noir. Et film noir oblige, on y trouve aussi une femme fatale incarnée par Patricia Neal, dont c'est peut-être le rôle de sa vie! Leona Charles est une femme indépendante, qui tend à s'accrocher à des hommes d'argent, et au début du film elle est la petite amie de Hannagan. Leona représente l'aventure, ou ses dangers... A ce titre, elle est un élément imprévu, dont Morgan se serait bien passé, car l'attraction entre les deux est évidente. Suffisante en tout cas pour qu'une fois revenu à la maison, Morgan mente à son sujet. Pourtant, il ne se passera rien, ou presque rien entre les deux: Morgan fera en effet le choix de ne pas céder à ses impulsions, précisément parce qu'elle sont des impulsions.
Le romantisme du film, de fait, est plus clairement un romantisme de lendemain de cuite que le souffle noble de la grande aventure. Le film nous conte en effet des mésaventures vécues par un homme capable d'encaisser (Il a fait la guerre, dont il est revenu couvert d'honneurs et de médailles diverses), mais qui a surtout des bouches à nourrir. Et Curtiz, pour définir son personnage principal, a fait en sorte que le scénariste Ranald McDougall joue à fond la carte domestique, des scènes situées dans la maison modeste des Morgan, où il est question de traites à payer, de faire le plein, et d'amener les filles à l'école... Des scène minimalistes, qui bénéficient pourtant du même soin dans la mise en scène, que les séquences d'action, ou d'atmosphère nocturne.
C'est que le film n'est pas un film noir comme pouvaient l'être les grandes oeuvres du temps de guerre, toutes en style et en atmosphère baroque: Curtiz traduit ici le désenchantement d'après-guerre, dans une histoire qui se passe le plus souvent au grand jour, en plein sous le radieux soleil de Californie... Et il le fait avec un style exceptionnel, le sien, en signant chaque scène, chaque plan, de sa maîtrise et de ses thèmes de prédilection. Comment ne pas se reconnaître une fois de plus, dans le rôle d'un capitaine revenu de tout, qui doit travailler à faire ce qu'il aime, mais dans des conditions qui ne sont plus celles qui l'ont motivé au départ? Curtiz, depuis près de 25 ans à la WB, tourne par nécessité, parce qu'il en est dépendant; et Morgan, qui doit composer avec les uns et les autres, c'est lui plus que bien d'autres personnages (les autres personnes dont il s'est senti proche, dans ses années Warner, sont probablement Lionel Atwill dans The mystery of the Wax Museum, John Barrymore dans The mad genius, et Claude Rains dans The unsuspected) de ses films... Et la façon dont The breaking point commence le rend proche de tant de films qui commencent avec la vision d'un véhicule en marche, l'un des péchés mignons du metteur en scène...
The breaking point, merveilleux film noir, est l'un des éléments principaux du testament d'un immense metteur en scène, qui dans ce genre d'entreprise pourrait bien avoir été infaillible, trouvant d'instinct l'angle parfait (Ces compositions qui intègrent la profondeur de champ, ces scènes nocturnes, ces plans-séquences magiques...), dirigeant ses acteurs à la baguette, mais obtenant en retour des interprétations splendides: Patricia Neal, donc, ou John Garfield, ou Phyllis Thaxter, sont plus que remarquables. Mais le metteur en scène cache de moins en moins son profond humanisme, en décidant de finir sur un plan imprévu: lors d'une aventure malencontreuse, Wesley, l'ami Afro-Américain de Morgan, a trouvé la mort. Morgan est salement amoché, et on le ramène à terre, à sa famille, menée par Lucy qui s'accroche à l'espoir qu'il se sorte de ses blessures. Tout le monde part, sauf une personne, laissée là à son sort, et à ses interrogations: le fils de Wesley. Il ne sait pas encore que son père est mort, personne ne le lui a dit.
C'était déjà une belle avancée de la part de Curtiz d'insister que l'acteur Afro-Cubain Juano Hernandez interprète le rôle, et soit l'ami intime de la famille Morgan (Chez Hawks, il aurait été leur coolie, et n'aurait eu qu'un vocabulaire limité), sans que jamais quelqu'un fasse la moindre réflexion sur la couleur de sa peau. Mais ce final inattendu qui souligne l'indifférence dans laquelle un garçon de dix ans végète, de la part des blancs qui l'entoure, montre décidément la noirceur de ces années d'après-guerre...
Faisant partie de la quinzaine de films signés par Curtiz en cette faste période de 1931 à 1933 (15 pour lesquels il est crédité, plus deux pour lesquels il est intervenu en remplacement sans être mentionné), Female est un bien curieux objet.
Tout d’abord, si Curtiz signe le film, il a bien été entamé par William Dieterle, puis assigné à William Wellman (Dont on reconnaît le style « poing dans la figure » dans le personnage de Ruth Chatterton, qui parle aussi vite que James Cagney) avant d’atterrir sur les genoux de Curtiz. Il serait bien sur difficile de tout attribuer au metteur en scène de Doctor X, mais de nombreuses scènes portent sa marque. L’histoire est un véhicule pour le couple Ruth Chatterton/George Brent, la première interprétant le rôle de Miss Allison Drake, capitaine d’industrie, et prédatrice d’hommes, qui mène sa vie comme elle l’entend, fuyant les attaches romantiques et assumant pleinement sa puissance en l’affirmant comme un facteur d’égalité avec les hommes. C’est ce dernier point qui est mis en avant dans la majorité du film. Female est osé, et typiquement "pré-code" dans son traitement franc et impudique du sexe, mais il est aussi original par son message : après avoir trouvé l’âme sœur (le seul qui ne lui mange pas dans la main, le seul qui s'approche d'elle en égal, voire la prend de haut), Miss Drake décide d’accepter le mariage qui lui est proposé, et prend sa décision seule. Le final en forme de renoncement parait plaqué: un plan, un seul dans lequel la jeune femme affirme ne jamais vouloir revoir son usine, qu’elle transmet à son futur mari. On n’y croit pas vraiment ... D'autant que dans la voiture qui ramène les deux protagonistes dans le droit chemin, le chauffeur, relégué à l'arrière, porte un cochon qu'on vient de gagner dans une foire, et qui couine allègrement... Là encore, un message subliminal de Wellman?
Au-delà des provocations piquantes, la mise en scène s’articule autour de la supériorité de PDG de Miss Drake d’une part, filmée en "magnate" de l’industrie en permanence: Curtiz (ou l’un des deux autres, en fait) ressort le vieux truc de l’usine-décor, vue en permanence à travers les fenêtres de son bureau, mais utilise ici plutôt les transparences que les silhouettes en carton-pâte, comme dans les Chemins de la terreur; d’autre part, il est systématiquement fait référence à l’esprit d’affirmation de son égalité: elle rencontre l’ingénieur dont elle sera amoureuse à la foire, ou elle entre en compétition avec lui au stand de tir. Lors des scènes qui suivent, elle mène la danse. Si il est probablement excessif de considérer ce film comme du pur Curtiz, il est tout aussi impossible de l’attribuer, comme Olivier-René Veillon le fait dans son anthologie « Le cinéma Américain, les années 30 » (Editions du Seuil) au seul Dieterle; la mise en scène de Curtiz s’affirme discrètement mais luxueusement (On connaît ses habitudes dispendieuses...) à travers les séquences de l'usine et de la villa à la piscine gigantesque, dans ce film forcément impersonnel, mais il a aussi su donner des signes quasi féministes: un très beau plan au début du film dans lequel il utilise un miroir dans le champ pour éviter le montage et nous montrer deux protagonistes de façon artificielle dans le même espace, nous montre deux visages radieux de la féminité: a gauche, Allison, en plein exercice matinal, à droite, dans le miroir, une femme mariée et souriante qui la félicite pour sa vitalité. Beaucoup de scènes entre les deux femmes portent ainsi la marque de fabrique de Curtiz, qui s’il n’a pas toujours traité les femmes de façon aussi élégante dans ses films, a souvent signé des œuvres qui offrent d’attachants portraits de femmes: c’était vrai de beaucoup de ses œuvres Autrichiennes, de beaucoup de ses films muets Warner (Avec Dolores Costello, dont il était quasiment le réalisateur officiel), ce sera vrai également avec Mildred Pierce, bien entendu ou le poignant Strange love of Molly Louvain. En attendant, voilà un petit film rafraîchissant qui ne fait pas trop mentir son titre...
Bon, Michael Curtiz a vraiment tout fait... Et même si décidément ça ne lui réussit pas vraiment, il a aussi tâté de la comédie. Avec toujours ce sentiment que ce genre de films était surtout pour lui une mission imposée, à laquelle il ne comprenait pas grand chose. Ce genre, pour lui, est toujours l'occasion de développer un sens mécanique de la mise en scène, qui tranche sur la complexité de ses drames, et le panache de ses films d'aventures...
Cette petite rareté avec James Cagney et Bette Davis tourne autour de deux initiatives de Cagney et d'un concurrent de créer une entreprise qui, moyennement une commission, permet aux légataires ignorant leur bonheur de toucher leur héritage; c'est plus ou moins légal, fait avec malhonnêteté, et puisque c'est du Curtiz et que ce dernier n'a aucun scrupule en matière de comédie, le tout permet des gags douteux sur le mariage, la bigamie, ainsi que d'innombrables tricheries. C'est sans prétention, et Cagney, Bette Davis et les autres font très bien ce qu'on attend d'eux. L'utilisation des accents New-Yokais et Irlandais-Américain (Concernant Cagney, un mélange des deux) rend le tout un peu savoureux quand même.
Quant à Curtiz, il fait, discrètement, son travail, c'est à dire qu'il laisse sa mise en scène se faire dicter par Cagney et Davis. Une scène de quasi-suspense, dans laquelle Cagney et ses sbires essaient de faire sortir un truand en cachette (Sur le point d'hériter) de son appartement nous rappelle la versatilité de Curtiz, mais ce qui frappe, c'est la tendresse évidente pour ces escrocs, tous poursuivant à leur façon leur rêve Américain... Mais vite!