Curtiz était-il un auteur? C'est le genre de question dont on se demande encore qui elle peut passionner à l'heure de Netflix, le truc qui est train de tuer le cinéma à grandes enjambées, en commençant par gommer le rôle du metteur en scène dans sa logistique! Mais Curtiz a en effet la réputation, pas vraiment usurpée, d'avoir durant son passage à la Warner été indifférent à la globalité de ses films, se concentrant sur une scène, voire un plan à la fois... Et obtenant des résultats parfois miraculeux.
C'est vrai qu'il y a tellement de stupidités révoltantes dans la Bible, qu'on a l'impression qu'il suffit parfois de se pencher pour en ramasser... C'est à peu près ce qu'a fait Darryl F. Zanuck, qui ne présidait pas encore aux destinées de la Fox, mais était une étoile montante du scénario en cette fin du muet. La mission que lui avait confiée la Warner était de faire du Cecil B. DeMille, ni plus ni moins, en se gardant toutefois de faire un démarquage des Dix Commandements de 1923, ce qui avait déjà été fait en Europe, lorsque Mihaly Kertesz et Sascha Kolowrat s'étaient lancés dans la production de L'esclave Reine, une superproduction Autrichienne qui piquait à DeMille ses meilleurs effets... En toute logique, la warner, qui préparait ce film depuis longtemps, a fait appel à Kertesz, l'a rebaptisé Curtiz, et lui a confié les clés. Et si on ne refaisait pas The ten commandments, rien n'empêchait de le singer à chaque fois que c'était possible!
On raconte dans ce film une anecdote hautement improbable, celle de deux Américains, dont l'un (George O'Brien) a rencontré dans des circonstances dramatiques la femme de sa vie, la danseuse Marie (Dolores Costello), une jeune Allemande. Mariés, il leur a fallu faire face à un dilemme en 1917... Mais le sens du devoir, n'est-ce pas... Donc O'Brien parti sur le front Français, Costello a du reprendre son métier en Europe. Mais une connaissance commune (Noah Beery) qui a une dent contre eux l'a reconnue, et l'a dénoncée comme espionne; Devinez qui sera dans le peloton... Comme dans tant de films de DeMille, une digression de luxe fait bifurquer les personnages vers l'époque biblique, tentant par tous les moyens de dresser un parallèle avec l'épisode de l'Arche de Noë. Je dis bien "tentant par tous les moyens", tant la ficelle est grosse...
Le "DeMille Autrichien" (Qui était comme chacun sait Hongrois) a fait ses gammes de 1926 à 1928, le temps que se monte cette production. Sorti trop tard, à l'époque du parlant, ce film est de toute façon un ratage, une histoire symbolique, d'un genre auquel DeMille lui-même ne touchait plus en 1928. dans cet ahurissant mélange (Scènes parlées dans un film muet, histoire contemporaine appuyée par des séquences bibliques) on voit bien ce qui fait l'essence du cinéma du jeune Curtiz: il tourne ce qu'on lui donne à tourner, y trouvant ou non son intérêt, mais fait de l'image à tout prix. Un cinéma donc de l'émotion, de la séquence, dans lequel l'élément humain est ballotté, maltraité. Des "attractions" selon l'expression de Mauritz Stiller: train qui déraille, explosions et batailles sur le front, un obus qui déclenche un glissement de terrain, et autres déluges. Le film s'appelant L'arche de Noë, ça va sans dire. Bien sur, on le sait, la légende honteuse de ce film fait de Curtiz un fou dangereux, responsable d'un nombre mal défini mais hélas réaliste de morts de figurants. Une étrange façon de prendre congé du cinéma muet, que ce film qui est mal fichu, mais considéré comme un classique...
La religion dans ce film n'a aucun sens, c'est un toilettage passe-partout, une série de clichés lénifiants, auxquels la cinéaste n'a apporté aucun crédit. Il est même probable, occupé qu'il était à tenir une cravache dans une main, une méthode Assimil dans l'autre pendant qu'il tentait d'établir une communication avec les figurants qu'il s'apprêtait à noyer, que Curtiz n'a même pas réalisé qu'il y avait quoi que ce soit de religieux dans son film!
On peut se rassurer en imaginant que la version intégrale (environ 135 minutes selon les filmographies) sans doute perdue était plus cohérente, mais j'en doute fort. Du reste, autant le film est raté, autant il en devient distrayant, par les moyens engagés, par l'ahurissante puissance de feu d'un réalisateur capable de tant de choses, y compris pour le pire... Baroque, ça oui, le film est quand même bien plus intéressant que, disons, Mammy, The woman from Monte Carlo, God's gift to women, ou The soldier's plaything, tous ces films réalisés par Curtiz en 1930 - 1931! Et puis, ce film raté qui fut un échec reste symboliquement un bon moyen de clore une période de la vie d'un cinéaste marquée par le baroque, l'énorme, la grandiloquence, au moment-clé ou un nouveau type de cinéma, moins ambitieux, allant à l'essentiel, plus proche des gens va commencer à exister, dont paradoxalement le hautain Michael Curtiz sera l'un des plus intéressants artistes durant le début des années 30.