Durant la période "free-lance" de Borzage, entre son contrat à la Fox et son contrat à la warner, il a donc beaucoup tourné, pour un certain nombre de compagnies. Aujourd'hui, un sondage sur les préférences de ses admirateurs permettrait sans doute d'établir le fait que tous se retrouvent principalement dans ce film, tourné en 1933 pour la Columbia, qui était encore un bien petite entreprise en dépit des efforts de Capra pour lui faire voir plus haut. De fait, loin des films généreux et souvent basés sur une observation réaliste, transcendée par l'urgence de son style, de Capra, ce nouvel opus Borzagien est une nouvelle fois une somme de ses thèmes, qui renvoie à sa période faste, celle qui va de 1927 à 1930, et plus particulièrement à Seventh Heaven, The river, Lucky star et Liliom. Le film, qui ne fut sans doute pas un succès notable en 1933, est aussi devenu une grande date non seulement de l'oeuvre du cinéaste mais aussi de toute cette période qui se situe avant la renforcement en 1934 du code de production, c'est dire si l'on s'y exprime librement. Il y est question de la cohabitation hors mariage, de sexualité et d'adultère, et on y professe une vie à l'écart de tout y compris de la légalité. Pour en terminer avec ce préambule, ajoutons que les acteurs convoqués par Frank Borzage y sont tous absolument excellents, Spencer Tracy et Loretta Young en tête...
Trina, une jeune chômeuse au bout du rouleau, rencontre Bill, un homme dont les habits lui font croire qu'il est riche, et qui lui suggère avec dureté de faire face à la crise en prenant les devants, faisant allusion à la possibilité de se prostituer; il lui 'offre' aussi à manger, ce qui va vite révéler à la jeune femme qu'il est sans le sou, un apôtre de la débrouille, habillé comme un prince pour les besoins d'un boulot d'occasion. Il la ramène "chez lui", dans un taudis ou il partage la condition des plus défavorisés, et très vite ils partagent le même toit, formant un couple des plus étranges: elle se dévoue corps et âme à lui, mais il n'a jamais de mots autres que durs à l'égard de la jeune femme, qu'il menace d'abandonner. Bragg, un homme aux intentions peu honorables les surveille, afin de s'approprier la jeune femme le moment venu. Bill assume sa liberté, et tente de fuir la jeune femme lorsque celle-ci lui annonce qu'elle est enceinte.
A force de douceur, elle l'amène à s'interroger, puis à tenter de prendre ses responsabilités, lorsque sous l'influence de Bragg, il s'essaie à un cambriolage désastreux, comme Liliom, mais les deux amants, qui ont eu droit eux aussi à leur simulacre de mariage, vont pouvoir partir comme Allen John et Rosalee (The river); leur "péniche", par contre, sera un train, ce même train qu'Allen John ratait à chaque fois qu'il souhaitait le prendre dans The river, et qui est ici le fil rouge de l'envie d'ailleurs de Bill, qui se vante de choisir sa destinée, mais semble bien coincé à New York...
On le voit, on retrouve beaucoup des traits et des obsessions de Frank Borzage, accumulés de film en film, depuis la rencontre fortuite entre Bill et Trina et la réticence de Spencer Tracy à l'égard de toute expression de tendresse, ce qui nous renvoie à la cohabitation entre Chico et Diane dans Seventh Heaven. Borzage va ici plus loin dans la peinture du couple, en donnant clairement à leur amour une dimension sexuelle, qui apparait par le dialogue, par la promiscuité évidente (Cette conversation sublime, menée par Loretta Young, lorsqu'ils sont tous les deux sur un lit, et que par pudeur, Tracy se cache le visage dans un oreiller, par exemple, trahit l'incroyable intimité du couple), et bien sûr par ce vieux truc mélodramatique mais aussi terriblement réaliste, de faire tomber la jeune femme enceinte. De même, les intentions de Bragg sont évidentes et renvoient à Wrenn dans Lucky star, sauf que là encore si Trina ne souhaite pas aller vers Bragg pour avoir des rapports avec lui, c'est plus parce qu'elle est pleinement satisfaite de ses amours avec Bill.
Mais ce film n'est pas, en aucun cas, une simple accumulation de morceaux douteux (Pour l'époque). si le réalisateur a su ouvrir les yeux et appeler ocasionnellement un chat un chat, il le fait avec naturel, avec cette tendresse qu'il sait habituellement témoigner à ses personnages. A ce titre, les personnages secondaires du vieux pasteur déchu et de sa compagne alcoolique, ou de la chanteuse qui veut l'espace d'un instant s'approprier un homme parce qu'elle en a les moyens et qu'elle le désire, sont très intéressants; superbement campés (Walter Connelly, un acteur versatile souvent utilisé dans les films de Capra, Marjorie Rambeau et telle qu'en elle-même, la grande Glenda Farrell enpruntée à la Warner), ils sont aussi aimés par le réalisateur qui nous communique sa tendresse et son insatiable curiosité pour l'humain... Sauf que cette fois-ci, en Bragg, il a trouvé un os: le personnage est irrécupérable, et il va en mourir, et le film suggère d'ailleurs que son meurtre, rendu juste par la situation, sera impuni... De plus, la palette choisie pour le film est toute en douceur, avec un clair-obscur qui renvoie une fois de plus à ses glorieuses années, à l'écart du réalisme brutal, dans un monde presque parallèle, une marge ou la normalité serait celle du monde de Bill et Trina, et toute scène située en ville ressemblerait presque à un rêve. Disons que le film partage cette idée d'un monde à part, avec les films Les Bas-Fonds et Dodes'Kaden de Kurosawa, ou encore avec Freaks, et bien sur avec Lazybones, Seventh Heaven ou Lucky Star...
Les touches Borzagiennes sont légion, depuis ce point de départ en trompe l'oeil, avec ce banc sur lequel un Spencer Tracy en habit observe la jeune femme qui louche sur les miettes de pain qu'il donne aux pigeons, jusqu'à la fin qui voit les deux amants (elle est en robe de mariée) partir vers leur destin, cachés dans un wagon dont il faut laisser la porte ouverte afin de ne pas entraver leur liberté, tout comme Bill dormait en permanence sous une fenêtre ouverte, afin de préserver l'illusion de sa liberté. On peut aussi citer la scène durant laquelle Bill se baigne nu dans l'Hudson, invitant tout simplement la jeune femme qu'il vient juste de rencontrer à le rejoindre, ce qu'elle fait sans se faire prier, ou encore les petrites anecdotes qui font de Bill, sous son côté bourru, un coeur d'or. Oui, ce film est bien l'un des plus beaux de son auteur, et désormais, une restauration lui rend enfin justice, en restituant l'ensemble de ses scènes et développements, sur 78 superbes minutes.