Dans un quartier populaire, la fleuriste Anna (Annabella) vit avec sa mère en face de chez Jean (Georges Rigaud), chauffeur de taxi. Ce dernier a eu une histoire compliquée avec la belle Pola (Pola Illery), mais il la considère comme finie. Au bal du quatorze juillet, Anna et Jean dansent, s'embrassent, et se font des promesses, mais quand Jean revient chez lui, Pola est revenue...
Une situation très codée, et typique du mélodrame des années muettes. Clair a choisi cette intrigue pour reprendre les choses là où son film Sous les toits de Paris les avait amenées. Dès le début, on y retrouve l'assurance d'une caméra qui prend la place du narrateur, et nous amène d'une chambre à l'autre en suivant des objets... Contrairement au premier film toutefois, Clair s'attachera beaucoup plus à la jeune femme qu'au jeune homme, au-delà de quelques clichés liés au jeune homme des années 30: chauffeur, un peu râleur, sc, dragueur même.
Annabella en revanche, affiche une force de caractère qui échappe souvent aux clichés... Pas Pola Illery qui doit beaucoup au type de femme négative incarnée par Margaret Robinson dans Sunrise (Murnau, 1927). Un film que René Clair a vu... Il a aussi vu A woman of Paris (1923), de Chaplin, ainsi que City lights (1931), et ça se voit dans la fluidité de sa mise en scène...
Ca reste une épure, une comédie de moeurs, avec un arrière-plan gentiment dramatique, mais dans laquelle souvent force reste au pittoresque des caractères. Une intrigue, des sous-intrigues simples... Et puis la mort d'un personnage secondaire, et l'apparition de deux voyous dans l'ombre de Pola, vont faire basculer le film vers le drame... Un drame toujours ponctué d'apparitions pittorsques (Raymond Cordy en chauffeur de taxi concurrent, Raymond Aimos en mauvais garçon), et de dialogues surprenants par leur absolue simplicité. Pas de réplique qui tue, ici, on sent que Clair fait tout primer sur l'image. Le dialogue en finit par devenir purement fonctionnel. Etonnant, pour un film français des années 30!
Force, toutefois, restera la gentille loufoquerie, notamment à travers les tribulations de Raymond Cordy, qui finit par deveni, de chauffeur de taxi Parigot, le patron d'un de ses anciens clients, soiffard invétéré et suicidaire... Tiens tiens, l'ombre de Chaplin encore!
Deux détenus s'évadent, mais l'un d'entre eux seulement parviendra à s'échapper, l'autreétant pris avant de franchir les murs de la prison. Pendant qu'Emile (Henri Marchand) attend sagement son départ vers la liberté, Louis (Raymond Cordy) en goûte les privilèges... et grâce à un vol, un seul, il va acquérir de quoi gravir les échelons vers un poste plus que prestigieux, à la tête d'un empire commercial et industriel... Jusqu'à ce que son passé le rattrape, à travers son copain Emile, qui quand il est libéré, apprend que "le travail est obligatoire, car le travail, c'est la liberté"...
Partiellement musical, situé dans un monde proche du notre mais bien différent par de nombreux aspects, c'est un film assez typique de la patte de son auteur: pour commencer, Clair continue à utiliser le son comme ça lui chante, si j'ose dire, se situant de fait à la lisière de la comédie musicale, mais sans s'y consacrer totalement (contrairement donc au Million, sorti plus tôt cette année là).
Ses préoccupations sont celles de son temps, finalement: la place du travail dans la vie et la place du travailleur dans la société, dans un cadre qui se rappelle à nous comme une schématique, mais séduisante caricature rigolarde du capitalisme, avec ces gendarmes ui arrêtent un homme parce que, précisément, il ne travaille pas; ou encore, par ces séquences qui n'y vont pas de main-morte à comparer le travail à la chaîne et le travail du forçat...
Et dans un idéal poétique, Clair oppose Louis, devenu un capitaliste modèle, capitaine d'industrie, et notable que tous craignent, mais dont tous se moquent derrière son dos, et Emile, l'éternel perdant, le bon copain prêt à se sacrifier. On sourira probablement devant la présentation d'un idéal "machiniste" dans lequel les machines deviennent le complément idéal du travailleur, qui peut prendre son temps pendant que le travail s'effectue. L'utopie de Clair a vécu, elle n'en reste pas moins un témoin de son temps.
Le film est sans doute un peu trop célèbre pour une mauvaise raison: le soupçon de certains coupeurs de cheveux en quatre, que ce film de René ait pu être plagié par Chaplin pour Les temps modernes... Avant de dire n'importe quoi, rappelons-nous que ces préoccupations, en cette époque de montée des périls et de fracture idéologique, mais aussi d'une crise mondiale sanglante, étaient plus que dans l'air du temps; rappelons que Clair idolatre Chaplin, et qu'il l'a lui-même beaucoup inspiré; rappelons enfin que les deux hommes ont plus d'un point commun, à commencer par une hostilité de principe au cinéma parlant, mais aussi une tendance nette à privilégier le même type de décors stylisés et génériques qui fait beaucoup pour rapprocher les deux films (et qui là encore sont inspirés par l'architecture fonctionelle de ce début des années 30). Enfin laissons la parole à Clair lui-même, qui a toujours dit que si Chaplin s'était inspiré de son film alors ce serait vaiment un honneur pour lui...
Au départ, finalement, c'est simple: Michel (René Lefèvre) et Prosper (Jean-Louis Allibert) vivent dans le même appartement, sont fauchés, mais couvrent la chose en étant par alternance le domestique de l'autre! Michel est artiste, donc il est fauché... La petite qui vit en face de lui, Béatrice (Annabella) se considère sa fiancée et n'apprécie pas le ballet des modèles dans l'appartement de l'élu de son coeur. Mais les deux hommes ont acheté chacun leur billet de loterie, et... Michel a gagné. Il lui suffit de retrouver le ticket gagnant, qu'il a laissé dans son veston, pour pouvoir d'une part apaiser la colère des créanciers, et d'autre part fuir la pauvreté une bonne fois pour toutes... Oui, mais où donc est le veston? chez Béatrice? Non, car elle a laissé un fuyard, le père La Tulipe, "l'emprunter"; le vêtement va passer de main en main, et Prosper t Michel, désormais concurrents, vont avoir le plus grand mal à le récupérer...
Il y a du principe burlesque de haute noblesse ici, comme ces situations à la noix dont les studios Hal Roach, ou les films indépendants de Lloyd, tiraient leur saveur: un mélange savant entre la logique implacable d'une situation (la richesse dépend du fait de trouver ou non un veston) et toutes les ramifications (de nombreux personnages cherchent l'objet) et conséquences inévitables liées à l'environnement (les créanciers et autres voisins, sans parler d'un chauffeur de taxi qui voit son compteur s'affoler sans que personne de songe à pouvoir le payer)... Une situation donc totalement logique, lisible par tous, dans laquelle la loufoquerie va pouvoir se développer d'une façon allègre. Clair sait faire, il a été le metteur en scène d'Entr'acte, Un chapeau de paille d'Italie et Les deux timides, après tout! Mais cette fois, il suit la logique du nouveau médium qu'est le cinéma sonore, et traite la chose sous la forme d'une opérette...
On est devant un classique, mais aussi un chef d'oeuvre formel, dans lequel rien ne rate sa cible, et le metteur en scène-écrivain, qui aura tendance plus tard à gâcher ses films sur la fin (Les belles de nuit, par exemple, finit par irriter), est ici en contrôle d'une production qui pourrait être comparée sans aucun effort à du Lubitsch... Parfaitement servi par des comédiens totalement investis (on reconnaît des habitués, entre Paul Ollivier, Raymond Cordy en chauffeur de taxi, par exemple), une musique de George Van Parys, et la photo superbe, subtil mélange entre les intérieurs de l'avant-garde muette, et les décors génériques des comédies Américaines, désormais tournées dans le cadre des studios. C'est un des plus grands films de son auteur, une opérette inattendue qui ne se prend jamais excessivement au sérieux, et souvent d'un comique irrésistible. Le metteur en scène n'oublie jamais le cinéma, cet art muet dont il vient, et auquel il renvoie aussi souvent que possible en traitant les images et la musiques séparément, ou en montrant dans une scène délicieuse René Lefèvre et Annabella dans les coulisses d'un théâtre, réagissant en muet à la chanson qu'ils entendent, et nous aussi...
Albert (Préjean) vit dans une chambre de rien du tout sous les toits de Paris. Il vit un quartier populaire, et y travaille en chantant dans les rues des chansons, accompagné d'un accordéoniste, pour placer des partitions auprès du petit peuple Parisien. Albert, son copain Louis (Edmond T. Gréville) et le truand local Fred (Gaston Modot) vont tous tomber amoureux d'une jeune femme Roumaine exilée à Paris, Pola (Pola Illery). Elle va devoir se réfugier chez Albert car Fred lui a volé ses clés...
C'est le premier film parlant de Clair, mais son 9e en tout: le réalisateur n'est plus du tout un novice, et ça se voit. Son flair visuel était déjà très en place à l'époque de son premier film, Paris qui dort, et avec lui tout un univers... Mais ce nouveau film, qui vient après tant d'expérimentations parfois très étonnantes, dans des films qui réussissaient à franchir sans ridicule les limites du fantastique, rompt de par son utilisation franche et massive du son, avec le passé onirique du réalisateur. Adieu le Fantôme du Moulin-Rouge, ou le Voyage imaginaire, adieu le dadaïsme burlesque d'Entr'acte, la relecture des années 1880 d'Un chapeau de paille d'Italie ou la science-fiction poétique de Paris qui dort. Désormais Clair tire sa poésie de l'observation du petit peuple de Paris, saisi dans son quotidien et avec sa gouaille, entre les troquets et la rue où l'on chante, vu depuis les toits, ou souvent à travers les fenêtres des façades derrière lesquelles chacun ou chacune s'affaire...
Mais comme Lang qui à cette même époque tourne, avec les moyens de la Tobis Klangfilm lui aussi, M dans les studios de Berlin, Clair a pris une décision importante: le parlant et le sonore ne doivent pas se substituer au cinéma. Qu'on se rappelle qu'aux Etats-Unis où l'on va à cette époque voir n'importe quoi du moment que ça fasse du bruit, on a quand même sérieusement séparé ce nouveau cinéma de l'ancien, car qand on allait voir un film muet on parlait de movie (pour "moving picture"); désormais, on va voir un talkie ("talking picture"). ce n'est donc pas le même médium. Et honnêtement, bien souvent en effet ce n'est pas non plus le même art. Donc pour le metteur en scène, attaché à un art auquel il a tant et si bien contribué, il s'agit de remettre les pendules à l'heure, et de remettre le cinéma parlant, comme on dit, dans le giton du cinéma tout court, celui que désormais, on appellera "cinéma muet" (un terme arrivé en 1930 pour le différencier des nouveaux films bruyants qui sont la grande vogue du moment...
Donc utiliser le son, oui, pourquoi pas, mais autant que ça en vaille le détour! Le son sera utilisé ici comme complément musical (de nombreuses scènes sont muettes, et les dialogues vus entre les protagonistes n'en sont pas audibles, ou les gestes ne requièrent ni paroles ni son), comme contrepoint dynamique ou farfelu (pendant qu'Albert chante c dans la rue, un pickpocket s'affaire: les images du voleur sont accompagnées de la chanson Sous les toits de Paris devient donc une illustration incongrue d'une scène qui n'a aucun rapport avec ses paroles), et bien sûr pour faire avancer l'action ou faire couleur locale (les accents Parisiens, l'argot et les discussions de la faune locale), et parfois par provocation comme un gag, avec un écran quasiment noir alors que la bande-son est le seul vecteur d'information (quand Pola Illery doit repousser les tentatives balourdes de Préjean de venir dans son lit), un gag que Harold Lloyd avait pour sa part tenté dès 1929 (Welcome danger)...
Et c'est ce soin de motiver le nouvel ingrédient, de la justifier aussi, qui fait à la fois le prix et les limites de ce film... Clair y réussit à créer un univers, beaucoup plus proche de la vraie vie sans doute que ne l'était son cinéma muet, mais ce sont malgré tout les images qui l'emportent, un don pour le détail ciblé qui est souvent encore plus efficace à mon avis que la façon dont Stroheim (un auteur que Clair admirait) utilisait les inserts d'images de détails pour la caractérisation, surchargeait ses séquences de façon souvent excessive... Clair a l'image juste, directe, et d'une grande efficacité. La bande-son, sans doute, un peu moins. Préjean a toujours pour moi été un peu trop versé sur le parler "gouailleur", et tend à abuser du "Mon vieux" et du "nest-ce pas" intempestif! Mais cet acte personnel d'invention du cinéma sonore ne saurait malgré tout être réduit à une gageure technique; il y a un vrai romantisme qui affleure ici, annonciateur d'autres oeuvres, de Clair lui-même (Quatorze juillet, qui sera bien moins "militant", et montrera de quel bois romantique le metteur en scène se chauffait), voire de Duvivier, Carné ou Feyder.
Le premier long métrage "professionnel" de René Clair (par opposition au statut amateur de Paris Qui dort, et au fait que le célèbre Entr'acte soit un court métrage) est sorti au printemps 1925, et c'est un bien étrange objet... Il fait semblant durant son premier tiers d'être un mélodrame bourgeois, soigné mais pas forcément folichon:
Le député Julien Boissel (Georges Vaultier) va se marier avec Yvonne Vincent (Sandra Milowanoff), la fille d'un ancien ministre (Maurice Schutz). Tout irait pour le mieux si ce dernier n'avait laissé durant son activité politique des traces compromettantes... L'éditeur véreux (José Davert) d'une feuille de chou à scandales possède des preuves et souhaite les utiliser pour faire chanter le vieil homme; en échange il demande la main d'Yvonne... Celle-ci doit rompre, et Julien est au trente-sixième dessous...
C'est là que René Clair semble se reprendre et nous sort une histoire dominée par le fantastique. Boissel rencontre un étrange personnage (Paul Ollivier) et disparaît... Quelques temps après d'étranges phénomènes se produisent partout: des objets apparaissent et disparaissent, des moustaches mystérieuses sont désormais apposées sur un tableau (devinez lequel) et on jure qu'il y a un fantôme dans tout Paris... C'est un journaliste valeureux, bien qu'il s'appelle Degland (Albert Préjean), qui va découvrir la vérité: Boissel est toujours vivant, mais il participe à une expérience folle et dangereuse avec un savant probablement génial, mais aussi un peu fou.
On ne cachera pas qu'on accueille l'arrivée du deuxième acte avec plaisir, car le début, cette interminable exposition où tout le monde fronce le sourcil en permanence, est un peu pesant. D'ailleurs, à part son copain Préjean qui parcourt le film avec sa tonicité habituelle, pas grand monde n'a grand-chose à faire ici! Sandra Milowanoff en particulier, qui n'a que quelques plans pour se montrer, et sert essentiellement de prétexte poétique et de motivation dramatique. Quoique... une scène d'une rare violence, une tentative de viol perpétré par l'affreux éditeur, est située au milieu du film, et sauve un eu son personnage. Mais une fois Clair dans le cadre fantastique, on retrouve sa verve et son talent fou pour bricoler avec des effets spéciaux de base, un conte délirant et marqué par sa dette envers les cinéastes les plus lunaires. Rien que pour ça, on peut s'enthousiasmer pour ce cinéma d'un amoureux fou du septième art, auquel il restait encore à écrire quelques-unes des plus belles pages du cinéma Français.
On ne parle pas beaucoup de ce film, qui a pourtant tout pour être une cause célèbre... Une star en fin de course qui profite de sa dernière occasion de briller dans un premier rôle, une production internationale (scénario, distribution et studio français, réalisateur Italien, star Américaine, techniciens Allemands et extérieurs Espagnols...), et par dessus le marché un problème de timing particulièrement important: commencé en plein muet, sorti synchronisé et doublé puisque sa star ne parle pas un mot de français... ce qui se voit, et se lit sur les lèvres.
Le film devait être une réalisation de René Clair, mais ça ne s'est pas fait; il signe par contre l'argument, aussi simple que peut l'être Sous les toits de Paris: Lucienne (Louis Brooks) est en couple avec André (George Charlia), et il est jaloux, mais jaloux... La jeune femme, qui est dactylo, rêve de participer à un concours de beauté, et s'inscrit malgré les réticences de son fiancé... Et évidemment elle gagne: le couple va se déchirer à la suite de l'affaire...
Le miroir aux alouettes et l'illusion des paillettes, la difficulté à opérer une véritable ascension sociale, la jalousie, les moteurs mélodramatiques ne manquent pas pour une héroïne qui a autant envie de rêver que de s'en sortir: rêver, c'est justement, probablement, le point qui a motivé René Clair, mais le film me paraît peu en phase avec son oeuvre. D'une part parce que Gennina en a gommé toute fantaisie au profit d'une étonnante et souvent efficace peinture des milieux, des contrastes entre les deux vies possibles de Lucienne la dactylo. Avec son André si terriblement jaloux , elle aurait un peu d'affection et très peu de glamour. Avec les hommes qui guettent les miss, et qui tentent de les séduire et les exploiter elle bénéficie d'un rêve glauque et probablement de courte durée: le film nous conte le choc de ces deux mondes en même temps que le choc entre le prolétariat des années 20 et 30 et une certaine vision de la bourgeoisie.
Louise Brooks est excellente, à condition bien sûr de regarder la version muette exhumée ces dernières années, qui font de Prix de beauté un bien meilleur film que le bricolage dégoûtant sorti en août 1930. Le film est plus long, plus fluide aussi... La tentation du son y est bien présente (nombreux plans de "machines parlantes", radios, phonographes, etc), et aurait pu être l'affaire d'une ou deux chansons, le reste tient la route presque sans intertitres. C'est souvent du grand cinéma muet, avec cette attention toute particulière du détail, de l'environnement, ces mouvements de caméra et cette place donnée au suspense. A ce titre, la dernière bobine est tout simplement remarquable...
Je ne peux pas me résoudre à comprendre pourquoi René Clair a coupé son premier film, en 1950 (pas le seul d'ailleurs, il a aussi taillé dans Sous les toits de Paris et A nous la liberté), et je ne peux que condamner un geste décidément courant et irritant (Chaplin, Kubrick, Peter Weir) qui tend à nous priver, objectivement, de la réalité physique d'un film en son temps et en son heure. Comme il est de bon ton chez les critiques Français de dire amen à certains réalisateurs, et de condamner les autres, Clair faisant partie de la première catégorie, personne ne semble s'en émouvoir. Maintenant, admettons que le film est un film amateur, ne cherchant pas à être autre chose, et qu'il était peut-être encore pire dans son incarnation originelle... Mais là n'est pas le sujet. D'autant que c'est la version intégrale de Paris qui dort qui est désormais disponible dans une magnifique édition restaurée en 4K, chez Pathé, avec ses qualités, et ses défauts de 1923...
Parfois acteur, souvent journaliste, toujours cinéphile, Clair était à cette époque suffisamment passionné pour se lancer dans un film, pour lequel il décrocha un contrat avec Henri Diamant-Berger. Ecrit et mis en scène par lui-même, avec Henri Rollan et entre autres Albert Préjean, Paris qui dort est une introduction idéale à son univers...
Le gardien de la tour Eiffel (Rollan) se réveille un matin, surpris: là, en bas, plus rien ne bouge... Il descend pour constater et se retrouve seul, tout seul. Les autres Parisiens sont bien là, mais endormis, figés dans un geste: un voleur sur le point d'être attrapé par un agent de police, un homme qui allait se jeter dans la Seine, des clients d'un restaurant: plus personne ne bouge! Mais il est rejoint avant longtemps par le pilote (Préjean) et les passagers d'un avion qui vient d'atterrir: eux non plus n'ont pas été touchés par le phénomène étrange qui a endormi la capitale (Et, incidemment mais ça n'a pas l'air de choquer qui que ce soit, le monde entier)... Ils vont donc se livrer à des pillages en règles, cambriolages faciles, repas gratuits dans les meilleurs restaurants et même vol de Joconde, avant de se rendre compte de l'inévitable: qu'est-ce qu'on s'ennuie quand tout est permis...
Quant à l'étrange phénomène, ils auront bien sûr une explication, définitive et se passant avantageusement de commentaire: savant fou.
L'oeuvre de Clair, à l'époque du muet, est encadrée par la Tour. Son premier et son avant-dernier film des années 20 lui doivent beaucoup, et ici, on retrouve cet émerveillement d'enfant qui est l'essence même du court métrage de 1928 (La Tour, justement), dans la plupart des plans. ces gens, des oisifs de fait, forcés par l'étrange arrêt du monde à ne plus rien faire, sont basés à la Tour Eiffel, s'y amusent, testent leur équilibre, etc... Des vrais gosses, si vous voulez mon avis. C'est sans doute là que se situe le meilleur de ce petit film sympathique mais si mal foutu, dans le plaisir de la transgression légère, du méfait gentiment irresponsable.
Mais le film installe aussi, à sa façon, le style et l'univers d'un metteur en scène lunaire, et bien souvent trop poli: il y aurait eu tant à faire avec ce film, qui a au moins un avantage certains sur les Gance et L'Herbier et consorts (oui, c'est bien à mes yeux un film avant-gardiste): il n'a aucune prétention d'aucune sorte. Juste l'envie de se laisser aller à une rêverie gentiment irresponsable, et située délibérément là-haut, à 300 m de hauteur: autant dire à l'écart du monde...
Huit invités dans une île isolée au large de la Grande-Bretagne découvrent qu'ils sont seuls avec un couple d'employés de maison, nouvellement arrivés, et ne trouvent aucune trace du mystérieux propriétaire, le bien nommé "U.N. Owen", pour "Unknown", soit "inconnu". Une vois enregistrée leur annonce qu'ils ont tous été réunis ici afin de subir un châtiment, car chacun d'entre eux est accusé d'un crime... Peu à peu, selon un ordre établi par une comptine ("Ten little Indians") les dix "accusés" meurent les uns après les autres... Mois ils seront, plus le soupçon sera fort entre eux. ce qui promet bien évidemment quelques péripéties...
René Clair nous montre assez souvent qu'il ne s'est pas vraiment sérieusement projeté dans ce film, dont la première scène nous montre, conduits sur une barque précaire par un marin jovial, les huit personnes qui arrivent sur l'île. La séquence est totalement de la comédie, avec un jeu de relais entre les personnes, qui tous commencent à manifester leurs différences. Le choix des interprètes est déterminant, car l'une des motivations du film était clairement de favoriser les numéros d'acteurs: Walter Huston, Judith Anderson, Roland Young, C. Aubrey Smith et Barry Fitzgerald faisant partie de la distribution, nous sommes servis! Et Clair se fait plaisir justement...
Et du début à la fin, le scénario de Dudley Nichols est relativement fidèle au roman, mais il n'a pas pu l'être jusqu'au bout. Sans rien révéler de l'un ou de l'autre, disons que le film est une version que nous pourrions qualifier d'édulcorée, qui fera probablement hurler les fans d'Agatha Christie à la trahison, mais aussi qui a le désavantage de perdre, dans ses cinq dernières minutes, tout son sel... Restent quelques scènes qu'on pourrait aisément qualifier de réminiscences du muet, notamment un jeu du chat et de la souris entre Young, Huston et Fitzgerald...
Dans la rigoriste Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, on brûle une famille de sorciers, dont Jennifer, une jeteuse de sorts particulièrement espiègle, qui décide de maudire la famille Wooley, ses tourmenteurs, en les condamnant à échapper à l'amour. Ce que chaque descendant va, en effet, expérimenter. Emprisonnés dans un arbre, les esprits des sorciers vont se tenir tranquille... Jusqu'à 1942, lorsqu'un orage détruit le vénérable chêne qui les empêchait de sortir. Le père, Daniel (Cecil Kellaway) et Jennifer (Veronica Lake) vont donc reprendre forme humaine et repartir au charbon: tourmenter les Wooley, c'est un peu l'affaire de leur vie!
Sauf que ce que Jennifer n'a pas prévu, c'est qu'en tentant d'empoisonner la vie de Wallace Wooley (Fredric March), qui s'apprête à se marier (avec une Susan Hayward en mode méchante) mais aussi à se faire élire en douceur avec l'argent de beau-papa gouverneur du Massachussetts, elle va en réalité tomber profondément amoureuse de sa victime.
...Mais en attendant elle lui en fait voir de toutes les couleurs. Marier le fantastique, la comédie, et les sentiments, c'est un peu l'obsession de René Clair, depuis Paris qui dort jusqu'aux Belles de nuit, en passant par Le fantôme du Moulin Rouge, The ghost goes west, et La beauté du diable! Il y réussit brillamment ici, grâce d'abord à un scénario suffisamment fantaisiste, et à des acteurs tout à fait capables de le suivre dans son délire (de même que des effets spéciaux bien dosés, même s'ils restent vénérablement limités...). Le film se nourrit beaucoup de l'esprit de la screwball comedy, dans laquelle le duo Veronica Lake (excellente ici) et Fredric March sont très à l'aise. Et un mariage qui ne veut pas se faire permet à René Clair de rejouer une variation sur son célèbre chef d'oeuvre de 1927, Un chapeau de paille d'Italie, pour notre bonheur...
...Ou comment avec un budget sans doute ridicule, un panel de collaborateurs dans lesquels on trouve un certain ombre de noms particulièrement prestigieux d'artistes, des idées qui fonctionnent à cent à l'heure, et un peu de pellicule, on donne une direction à l'avant-garde. A l'origine du film, un ballet intitulé Relâche, conçu par Francis Picabia fondateur du mouvement Dada, chorégraphié par Jean Börlin, et mis en musique par Erik Satie. je ne sais pas qui a eu cette idée géniale, peu importe d'ailleurs, mais la décision a été prise de compléter cette oeuvre iconoclaste par un film, qui serait situé entre les deux actes du ballet.
Entr'acte tel qu'on peut le voir actuellement est précédé du prologue de Relâche, également cinématographique: Francis Picabia et Erik Satie viennent tous deux se placer de part et d'autre d'un canon, et tirent. Le dernier plan de ce prologue est une vision d'un obus tiré sur la caméra, au ralenti... Le ralenti qui a été utilisé pour un effet qui donne vraiment son style à ce prologue de deux minutes: Satie et Picabia sautent au ralenti pour venir se placer aux côtés du canon...
Puis le film proprement dit commence. Il est, forcément, indescriptible, fait d'associations d'idées (Souvent des contraires), de manipulation d'images (Multiplication, ralenti, surimpressions, montage rapide), de burlesque et de moments qui sont pris sous des angles inédits, voire embarrassants: ainsi en est-il du leitmotiv de la ballerine qui, filmée en dessous d'un plancher de verre (Et montée au ralenti) n'est pas l'image de la grâce, non, mais plutôt une présence vaguement charnelle. Beaucoup d'images des toits de Paris rappellent l'inspiration poétique urbaine propre à René Clair qui venait de tourner Paris qui dort sur la Tour Eiffel.
Cet étrange objet sans queue ni tête semble se doter d'une intrigue avec l'enterrement d'un homme (le chorégraphe Börlin) dont le corbillard conduit par un chameau sera suivi par une foule de gens, qui eux aussi vont sauter au ralenti, avant de se lancer dans une course endiablée. On pense à Sennett, il est probable que Clair y pensait aussi...
Mais le cinéaste, y compris dans ce grand moment de n'importe quoi triomphal, cherche à trouver de l'ordre dans sa poésie délirante: lorsqu'il laisse aller son scénario aux associations d'idées, par exemple en montrant les gens qui courent après le corbillard rejoints par, premièrement, un authentique coureur en short, puis un cul-de-jatte, il les installe pour de bon. Le coureur fera partie des dernières personnes que fera disparaître Börlin d'un coup de baguette magique après sa résurrection...
...Oui, je l'avais bien dit, il est impossible de décrire ce film! Mais il n'est pas qu'indescriptible, il est aussi iconoclaste, probablement proche de l'esprit initial du ballet qu'on qualifie dans les livres d'histoire de franchement drôle et grotesque. Et Entr'acte est de fait un bout d'histoire de l'art, pas foncièrement triste à voir, et une pièce de choix à verser au dossier de la poésie très particulière qui émane des films de René Clair.