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11 mai 2014 7 11 /05 /mai /2014 17:40

Fear and desire a été interdit de projection par Kubrick lui-même pendant à peu près 40 ans, parce que le metteur en scène estimait que son premier long métrage était trop amateur... Il était photographe auparavant, et avait glissé vers le cinéma en réalisant deux courts documentaires. Après Fear and desire, il allait encore réaliser un moyen métrage pour honorer une commande, The seafarers, sur un sujet sec mais sympathique: un syndicat de travailleurs de la mer y présente son organisation, ses services et ses locaux; le deuxième film, The flying Padre lui, est insolite, Kubrick s'y attache à un prêtre qui utilise un avion pour se rendre aux quatre coins de sa paroisse, un coin désolé du Nouveau-Mexique. Pas de commentaire ni d'ironie sous-jacente: les faits rien que les faits... Et puis il y a Day of the fight, le premier et le meilleur des trois. La journée d'un match déterminant nous suivons les pas d'un boxeur qui va jouer sa carrière. Le suspense monte alors que le champion, suivi de près par son frère jumeau (Qui est aussi son avocat, et on le devine, son agent) vaque à ses occupations quotidiennes. Kubrick filme au plus près, et nous attache malgré nous à cet homme qui va tout jouer à la fin de ce film de douze minutes...

Venons-en donc à Fear and desire, qui partage la redoutable distinction d'être le premier long métrage d'un génie reconnu et connu pour son talent inné pour le cinéma. Tourné en toute indépendance pour ne pas dire en amateur, Kubrick avait préféré ne pas capter le son sur place, et s'en est mordu les doigts lorsqu'il a fallu le post-synchroniser de A jusqu'à Z, ce qui ne fut pas une mince affaire. C'est un film de guerre, sans qu'on y identifie aucun conflit. L'essentiel de l'action se situe dans un sous-bois; on y suit quatre soldats (Qui pourraient être Américains) qui tentent de trouver un moyen de retourner à leur base. Ils commettent une action d'éclat, puis attendent une occasion de fuir, qu'ils trouvent lorsqu'ils attaquent une base près de laquelle un aérodrome leur offre une pore de sortie... Mais tous les quatre ne s'en sortiront pas vivants.

Les quatre soldats sont très différents les uns des autres, et dans cette guerre symbolique, située dans un paysage qu'il nous est impossible d'identifier, les quatre hommes incarnent eux aussi des aspects différents de l'être humain; ils semblent fonctionner à la fois par affinités, ou par différences de l'un à l'autre: le métis, un sergent, dur et volontiers ironique, ressemble à un homme né dans la rue; le lieutenant, avec son allure de boy-scout, est quant à lui issu a priori d'une bonne famille. Fletcher, simple soldat, marque le lieutenant à la culotte, alors que le jeune Sidney est un électron libre. Le plus jeune, il va perdre totalement l'esprit lors de la garde d'une prisonnière qu'il a essayé de violer, et qui s'enfuit: il l'abat... et devient fou.

Dès le départ le groupe nous est montré comme un microcosme humain, dans lequel l'individualité est effacée par les aspects cinématographiques: la bande-son nous fait partager en voix off les pensées des quatre hommes à la fois... Le film nous montre chaque acte guerrier comme un coup de poker, une impulsion aussi: l'attaque d'une cabane par les quatre hommes, essentiellement motivée par la faim, sera l'occasion pour le spectateur de voir les héros se livrer à ce qui est un massacre, et Sidney commencer à dévier lentement vers la folie. La fin est on ne peu plus pessimiste: deux hommes en réchappent provisoirement, alors que les deux autres dérivent sur un radeau, l'un fou et l'autre mourant...

Si on suit l'observation de Deleuze, selon laquelle chaque film de Kubrick serait une métaphore d'un cerveau qui fonctionne de travers, on constate que ce premier effort, aussi amateur soit-il, s'applique bien à montrer l'humanité guerrière comme une machinerie qui a de sérieux ratés. Le film a des affinités en ce domaine avec tous les films de guerre que ce passionné de stratégie (Il était paraît-il redoutable aux échecs) a pu tourner: Paths of glory, Dr Strangelove, Full metal jacket, et montre aussi de sérieux points communs avec The killing et Barry Lyndon. Surtout, pour un homme qui se défendait en ces vertes années d'avoir le moindre style, il est d'une beauté visuelle remarquable, en dépit de quelques erreurs de jeunesse...

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick