Spartacus, ou le film que les admirateurs de Kubrick aiment haïr. Elu par principe au rang de pire film du réalisateur par ses fans, relayés par le maître lui-même, une fois son indépendance acquise, et sa singularité établie avec Dr Strangelove ou 2001, a space odyssey. Mais le fait est qu'il n'aurait sans doute jamais pu faire ces films sans passer par Spartacus. Lui-même, une fois le tournage achevé, a avoué qu'il était désormais un vrai réalisateur, ayant honoré une commande avec brio. Rappelons toutefois, afin de rendre à César ce qui lui appartient, que le film est d'abord et avant tout une production Bryna, de Kirk Douglas, qui s'était mis en tête de concurrencer Ben-Hur sur son propre terrain en offrant au péplum une alternative laïque, un film sur l'antiquité sans Jésus, ni son ombre, situé avant. Et avant J.C., comme Jésus Christ certes, mais aussi comme Jules César, d'ailleurs présent en jeune loup du sénat dans ce film, mais un jeune loup qui a tout un apprentissage à faire. L'intrigue du roman d'Howard Fast est située en 71 avant J.C, soit 20 ans avant Gergovie... Elle reprend la légendaire figure de Spartacus, qui mena une révolte des esclaves posant une véritable menace sur la République Romaine; mais ce fut l'occasion pour l'ambitieux Crassus d'asseoir son pouvoir et poser la première pierre d'un futur Empire dont on sait que c'est finalement Auguste qui en récoltera les fruits, après les tentatives de Crassus, Pompée, et César, les trois ambitieux qui formeront un triumvirat à la tête de la République branlante après cette malheureuse affaire d'esclaves en rébellion. Spartacus est un rôle tout trouvé pour l'acteur Douglas, et il a décidé de s'entourer, en engageant pour le rôle de Crassus Laurence Olivier. Autour de Spartacus, on reconnaît Tony Curtis et Jean Simmons, et dans les rôles de Romains Charles Laughton, Peter Ustinov, Nina Foch ou John Gavin en jeune César. Le film, lancé en 1958, devait être mis en scène par Anthony Mann, mais Douglas aurait profité du premier prétexte venu pour le licencier et donner le projet à Kubrick... La principale raison pour laquelle celui-ci a accepté est qu'il venait de se faire débarquer d'un film avec Brando (One-eyed jacks), qui avait finalement décidé de le réaliser lui-même. On le voit, Kubrick était clairement en recherche de reconnaissance.
Par rapport à la vérité historique, le Spartacus du romancier Howard Fast devient presque un humaniste du XXe siècle, par opposition au gladiateur révolté qui a impitoyablement rendu la pareille à tous les Romains qui tombaient entre ses mains. Fast, auteur communiste, va faire de son héros un champion de la lutte pour la liberté, lutte collective, dans laquelle l'union fait la force. Il faut un leader, oui, mais tous sont égaux dans la lutte, chacun avec ses compétences... A ce pedigree déjà explosif dans les décombres du McCarthysme, Douglas va ajouter une autre provocation: il confie à Dalton Trumbo, auteur black-listé, la place de scénariste... Et contrairement à d'autres producteurs qui l'avaient employé en douce sous un faux nom, Douglas décide de le créditer sous son vrai patronyme. Sous la plume de Trumbo, Spartacus devient un vrai bilan ironique des quelques années qui viennent de s'écouler, et le scénariste ajoute une scène durant laquelle Crassus fait sa propre chasse aux sorcières au Sénat, avec sa propre liste noire. Crassus est également obsédé par l'image de son principal adversaire Spartacus, dont il souhaite non seulement la mort, mais il veut aller jusqu'à effacer l'idée même du leader des esclaves! Le film fait la part belle à la basse politique Romaine, grâce en particulier aux manoeuvres de Crassus (Olivier) d'un côté, et de Gracchus (Laughton) parfois secondé par le lanista (Entraineur de gladiateurs) Batiatus (Ustinov). La réalité rejoignant parfois la fiction, Ustinov et Laughton s'entendent parait-il très bien durant le tournage, mais Olivier et le vieil acteur vont en revanche se mener une guerre redoutable...
Le très long film, qui entend rappelons-le concurrencer Ben-Hur, commence en Lybie ou Spartacus est esclave, puis le suit à Capoue, ou il devient gladiateur sous la supervision de Batiatus. Celui-ci reçoit la visite de Crassus qui demande pour satisfaire les caprices des deux femmes qui l'accompagnent, à assister à la lutte à mort de deux paires d'hommes. C'en est trop pour les gladiateurs, qui se rebellent, et détruisent tout, mettant en fuite Batiatus. Celui-ci va rejoindre Gracchus, son protecteur à Rome, pendant que le Sénat commence à évaluer une stratégie pour contrer Spartacus dont la longue marche commence à menacer la capitale de la République. On assiste à l'amour, né de leur passage chez Batiatus, des esclaves Varinia (Jean Simmons) et Spartacus, à l'arrivée auprès des Gladiateurs en révolte d'Antoninus (Tony Curtis), le délicat poète évadé de la maisonnée de Crassus. C'est justement Crassus qui va finalement s'imposer, et en finir avec la rébellion de manière spectaculaire dans une bataille sanglante. Mais de toute évidence, la révolte des esclaves et gladiateurs était vouée à l'échec dès le départ... C'est malgré tout un magnifique désastre...
Le film prend acte d'un nouveau ton en développement dans le cinéma Américain, et sous l'impulsion de Kubrick, qui ne mâchai déjà pas ses mots dans ses quatre premiers longs métrages, la franchise règne: Les scènes de violence et de batailles sont d'une violence graphique intense, et renvoient d'ailleurs à Griffith et à Intolerance qui déjà marquait les esprits (Décapitation, truquages gonflés, etc). Kubrick reprend à son compte certains trucs parfaitement rendus dans ses confrontations musclées. La sexualité est très présente (Beaucoup plus que dans Ben-Hur, mais il y a de toute façon plus de sexe dans les 101 dalmatiens que dans Ben-Hur!), utilisée d'ailleurs de main de maître pour souligner la conception humaine de la liberté qu'on trouve chez Spartacus et Varinia: ils se rencontrent lorsque la jeune femme est désignée par Batiatus pour aller offrir le repos du guerrier au gladiateur en devenir, et une fois entrée dans sa cellule, se déshabille sans un mot, résignée. Mais Spartacus qui sait qu'ils sont observés, décide de ne pas la toucher. Une fois libres, ils ont une relation qui est de toute évidence très charnelle, assumée avec gourmandise par l'un et l'autre dans une scène sensuelle de baignade, dans laquelle Varinia apparaît rayonnante face à celui qu'elle appelle son mari... On peut aussi citer la bisexualité impliquée de Crassus (Dans une scène encore controversée par certains qui estiment qu'elle n'a jamais pu être intégrée dans la continuité au moment de la sortie du film, et que Kubrick n'en voulait pas). Le ton du film est épique, le souffle provient essentiellement de cette quête de liberté, et on notera que celui qui donne le signal de la révolte est un gladiateur noir, Draba (Woody Strode, qui venait de tourner pour Ford Sergeant Rutledge): pas un hasard, bien sur, au moment où les Noirs du Sud tentaient d'abolir la ségrégation née dans leurs états de la défaite du sud et de l'abolition de l'esclavage: une analogie cohérente tant les deux luttes sont liées... Mais l'ironie domine souvent les propos politiques du film. Et Kubrick est partout: il n'est pas ici qu'un officiant, aussi talentueux soit-il. Il nous montre deux machineries dans lesquelles les grains de sable vont changer la donne: Spartacus est bien sur une épine dans le pied de la grandeur de Rome, un homme qui va planter la petite graine de la division qui finira par avoir la peau de l'empire; et Crassus est celui qui va attendre le moment propice pour s'emparer de la République et commencer à façonner l'Empire, ce qui fait d'ailleurs de ce vieux grigou de Gracchus un personnage plus positif qu'autre chose! Spartacus et Crassus sont d'une certaine façon tous deux nés de Rome, et la conduiront à sa perte...
On retrouve bien sur aussi la patte de Kubrick dans cette façon qu'il a de traiter les foules, en filmant des acteurs et figurants en marche, péniblement, dans la neige ou dans un désert brûlant, vers une liberté qui leur coûtera cher; dans le choix que l'ancien photographe de génie va faire de figurants regroupés en famille, de nous montrer leur vie, leur évolution, leurs joies leurs peines... leur mort aussi: parmi les corps jonchant la plaine à la fin du film, on reconnaît les personnages sans noms que le réalisateur nous a si souvent montrés. Et la bataille de la fin, orchestrée depuis une colline, est un exemple de mise en scène tous azimuts, dans laquelle le metteur en scène alterne les plans au plus près des corps, et ceux qui sont vus des collines environnantes. S'il n'a pas forcément adhéré aux bons sentiments du maître d'oeuvre Douglas (Qui s'opposait parfois à sa froideur documentaire notamment pour les scènes de bataille), le réalisateur de Paths of glory, au message humaniste très à gauche n'a probablement pas trop souffert de l'idéologie progressiste manifestée dans ce film... Il n'a pas souffert outre mesure non plus de l'obligation d'utiliser l'écran large avec lequel il continuera jusqu'à la fin des années 60 à expérimenter avant de s'en éloigner avec A clockwork Orange. Quoiqu'il en soit, Spartacus est le film qui lui a permis ensuite de vraiment prendre le large, après en avoir accompagné la promotion jusqu'en Europe, ravi d'être le réalisateur fêté d'un gros succès montré à toutes les têtes couronnées...