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  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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21 mai 2014 3 21 /05 /mai /2014 15:46

Ada McGrath voyage d’Ecosse en Nouvelle-Zélande, avec sa fille de neuf ans, Flora ; son père l’a mariée à un colon des Antipodes, car elle était sans doute un fardeau à tous points de vue : fille-mère, et muette de surcroît, au caractère bien trempé… Le film commence par une présentation du personnage même, qui nous explique avec « la voix de son esprit », qu’elle a juste cessé de parler, un jour… On n’entendra plus cette voix jusqu’à la fin du film. Elle voyage donc, avec sa fille, mais aussi son piano : le père de Flora était le professeur de musique d’Ada, on le comprend si on accepte de suivre une des nombreuses histoires racontant le passé des personnages, le plus souvent par la fille qui reconnait d’ailleurs mentir comme une arracheuse de dents… Et le piano est le principal moyen de communication d’Ada, même si elle utilise beaucoup les signes, traduits par Flora, ou un petit carnet qui ne la quitte que rarement. Mais une fois arrivée sur une plage en Nouvelle-Zélande, avec plusieurs kilomètres de jungle à parcourir, le piano devient bien encombrant et son mari, le très terre-à-terre Alistair Stewart, ne semble pas vouloir s’encombrer d’un tel accessoire. C’est sans doute l’une des raisons qui vont tout de suite envenimer les choses entre eux. Ada demande donc l’aide d’un voisin, George Baines, pour retourner sur la plage, et passer avec Flora une journée en compagnie du piano. A la suite de cette journée, Baines propose à Stewart de lui acheter le piano, se chargeant de le véhiculer. Il demande ensuite à Ada de lui donner des leçons. Sur ordre de Stewart, Ada s’exécute, malgré sa colère d’avoir perdu son instrument. Mais elle n’est pas au bout de ses surprises : Baines lui propose en effet de regagner son piano, touche par touche, en le laissant la regarder déshabillée, la toucher, …et bientôt beaucoup plus. Ada décide d’accepter le marché.

The piano : le titre original se concentre sur l’instrument lui-même, et non comme le titre Français sur la leçon, donc le marchandage, celui-là même qui fait dire à Baines au milieu du film qu’il a honte d’imposer à Ada de se comporter en prostituée. Il me semble pourtant qu’à aucun moment Ada ne s’oblige à faire quelque chose qui ne soit pas issu de sa volonté… Ce film est le portrait d’une femme, particulièrement forte, et qui se dresse toute entière contre une logique sexiste, entièrement motivée par un Victorianisme qui en prend pour son grade dans le film. Si on doit approximativement situer l’époque durant laquelle le film se déroule, on peut en fonction de la mode qui y est présente, évaluer qu’il s’agit des années 1855 à 1870. C’est d’autant plus pertinent que le vêtement y est l’un des thèmes et fils rouges les plus importants. A l’image de ces habits si voyants, si encombrants et si inappropriés que s’obstinent à y porter les Anglo-Saxons, du moins certains d’entre eux (Ada, Stewart, Flora qui par moments se déguise, ou adopte un style plus décontracté à l’imitation des maoris, les voisines, etc…), les valeurs Victoriennes que tente de maintenir le très falot Stewart sont une barrière à la féminité, mais aussi à la sensualité, et l’enjeu du film va être de s’en débarrasser. Ada, forcément est à part même si à son arrivée, elle se retranche facilement derrière sa position de dame fraîchement débarquée de la lointaine Ecosse, et tend à forcer sa nature en jouant les sainte-nitouches, face aussi bien à la maladresse de son mari, qu’à l’étrangeté des Maoris, qui eux ne sont jamais gênés par quelque barrière que ce soit, sociale, raciale, de convenance ou autre. Et Baines, qui va proposer un marché inattendu et qui en Ecosse aurait pu l’amener à se faire lyncher, est sans doute le plus intégré de tous les blancs du film : il laisse sa porte ouverte, les Maoris sont souvent présents dans sa maison, il a appris leur langage (Contrairement à Stewart, qui doit non seulement se faire traduire la langue locale, mais a besoin d’un interprète pour comprendre les messages de sa femme !), il est tatoué, et passe du temps en la compagnie des indigènes, se baigne avec eux, et aborde même la question de sa vie sexuelle avec eux !

Jane Campion a sans doute réalisé le film le plus réussi sur cet éveil difficile de la féminité en terre hostile, puisque tout se ligue contre Ada. Celle-ci, une femme qui a tout de la marginale dans ce monde de pragmatisme inhumain qu'est la société Victorienne (A plus forte raison lorsqu'elle se développe en pleine jungle, de façon quasi absurde comme c'est le cas dans le film), est très vite celle par qui le scandale arrive, mais elle est dès le début le centre du film et sa raison d'être. Holly Hunter est extraordinaire, et on peut parler en son cas d'un don de soi absolu. Elle a tout donné en Ada, une femme qu'elle habite jusqu'au bout des doigts, et qu'elle incarne à 100%: Hunter joue directement du piano, et illumine l'écran de sa silhouette si magnifiquement dessinée grâce à ces incroyables robes qu'elle porte, ainsi que sa fille, d'ailleurs: à bien des égards, Flora est comme son double, un double doté de la parole et qui parfois se rebelle contre cette filiation qui la subordonne un peu trop à sa mère. Anna Paquin s'est faite remarquer dans ce rôle exceptionnel, on le comprend. Non seulement la jeune actrice (Néo-Zélandaise d'origine Canadienne!) y incarne une jeune fille rebelle de l'ère Victorienne, mais elle le fait en prime avec un accent Ecossais... Cette impression de double entre Flora et Ada est relayée et soulignée de multiples façons dans le film: Morag, une voisine de Stewart interprétée par Kerry Walker, est constamment flanquée de sa nièce Nessie (Genevieve Lemon), incapable de penser par elle-même, et les deux femmes finissent par faire les mêmes gestes en même temps. Quant à Stewart (Un rôle ingrat pour Sam Neill, qui s'en sort très bien), une scène au début du film le voit imité par un Maori qui se moque de lui en se plaçant derrière lui, imitant chacun de ses gestes. Baines est quant à lui seul, maître de ses mouvements, absolument pas prisonnier d'une quelconque dualité qui viendrait nier son libre arbitre. C'est l'un des plus beaux rôles de Harvey Keitel, sans le recours à la violence qui a souvent tourné au cliché pour l'acteur... Ici, il est tout de gaucherie et de douceur, touchant et parfois comique dans sa découverte de l'amour.

La relation entre Ada et Baines, qui est l'essentiel du film, est faite d'une progression, depuis les premiers gestes et les premiers compromis, jusqu'à une scène superbe durant laquelle la jeune femme vient enfin pour solliciter de Baines ce qu'il croit lui imposer. C'est uniquement par les gestes que la jeune femme va se faire comprendre, et c'est l'une des clés de la volonté d'avoir fait du personnage une muette: en refusant le langage, puisqu'elle a choisi de cesser de parler, Ada a refusé, avec les mots, toute l'hypocrisie de la société dont elle est issue. Baines, en Anglais, est beaucoup plus policé, moins direct qu'en Maori. Et leurs échanges ne sont jamais très explicites avec les mots: "Je veux faire des choses quand vous jouez", je veux qu'on s'allonge sur le lit", ou d'autres euphémismes, qui vont d'ailleurs permettre à Ada de reculer le moment où ils en viendront à l'inévitable, puisqu'il est impossible à Baines, en Anglais, de dire directement "je veux coucher avec vous", ce qui d'ailleurs serait un autre euphémisme. De son côté, la vieille amie Maori de Baines lui dit carrément qu' "il n'est pas bon que le trésor qu'il a entre les jambes dorme inutile sur son ventre". Certes, c'est imagé, mais c'est autrement plus explicite... De façon intéressante, les maoris sont les seuls qu'on imagine ayant compris assez rapidement ce qui se passe entre Baines et Ada... Sans s'arroger le droit de juger.

Au-delà de l'éveil d'un amour, qui reste bien sur le moyen de faire passer son message, Jane Campion a choisi de montrer l'éveil de toute la féminité et de la sensualité chez Ada. Elle va d'ailleurs tester ses apprentissages auprès de Stewart, en touchant son corps, l'explorant, sans pour autant laisser son mari la toucher. Lui n'y comprend rien: pour Ada, le corps de son mari est un terrain de jeu, il ne s'agit pas pour elle de tenter d'installer une sexualité mutuelle, juste de découverte, et surtout d'une certaine forme de domination, sans aucune cruauté. En écho à cette découverte, une tentative de Stewart de faire avec sa femme comme elle a fait pour lui résulte en une inévitable conclusion: après avoir touché sa peau pendant environ cinq secondes, il se met en tête de forcer un rapport sexuel: il n'a rien compris, et va d'ailleurs abandonner l'idée tellement elle parait incongrue... Les scènes en rapport avec la sexualité sont d'une franchise notable, sans jamais être trop ouvertement explicites. Campion garde une certaine distance avec les corps, tout en privilégiant à plusieurs reprises l'idée d'un observateur extérieur (Flora, puis Stewart espionnent les amants par des petits trous dans les murs). Mais elle passe aussi par d'autres moyens: il y a bien sur en particulier la métaphore musicale, qui passe par la partition superbe et plausible (Holly Hunter a appris chaque morceau, et l'exécution recèle une franchise, et une fougue qui n'a rien de professionnelle) de Michael Nyman. Ada au piano, nous gratifie de son premier sourire, lors de la scène sur la plage, et Flora la relaie de façon inoubliable en dansant au son du piano. La scène se clôt sur un plan d'une composition qui donne tout son poids au vêtement: vus du haut des falaises environnantes, Flora, Ada et Baines quittent la plage pour retourner vers le hameau. Flora a passé la journée à réaliser un motif géant sur le sable de la plage, un hippocampe. Flora est située à droite de l'hippocampe, et Ada passe en ligne droite à gauche. Elle laisse derrière elle une ligne impeccable de traces de pas comme pour signifier son retour vers la civilisation. Flora la rejoint et va elle aussi marcher droit au sens propre comme au figuré, et elles sont suivies par Baines, qui a passé la journée en silence à les regarder vivre, tout simplement. Les deux figures féminines se confondent, même étrange silhouette noire, mélange de rigueur(La posture droite) et de rondeur (La robe et le chapeau). Un plan superbe, qui clôt une scène dont on peut dire sans se tromper qu'il s'agit probablement du moment qui va donner à George Baines son coup de foudre... Celui-ci joue d'ailleurs à sa façon un rôle dans le rejet du vêtement, ce carcan, par Ada, d'une part en la poussant à se déshabiller, lentement, littéralement sur plusieurs jours, puis dans une scène à l'érotisme aussi éloigné du porno qu'on peut l'imaginer: il a demandé à la jeune femme de soulever sa robe, afin de voir ses jambes. Il a vu un minuscule trou dans son bas, et on voit en gros plan le doigt de Baines toucher la peau d'Ada pendant que celle-ci continue à jouer du piano. Plus tard, une fois assumé l'amour qu'elle porte pour Baines, Ada se débarrasse avec fougue, en riant, de ses vêtements, totalement acquise à son amant.

La fin du film, qui voit Ada se suicider symboliquement en se débarrassant du piano, nous gratifie d'une vision inattendue, poétique et ironique, du cadavre d'une femme, attaché sous l'eau à un piano englouti, pendant qu'Ada, qui a refait sa vie, a racheté un piano, vit le parfait amour avec Baines, et apprend même à parler, nous explique qu'elle est toujours, quelque part, au fond de l'eau, morte avec son piano. Ce cadavre est entièrement recouvert de l'imposante robe qui s'est retournée comme une chrysalide... Mais le papillon en est sorti depuis longtemps, se débarrassant de ses chaines: l'habit trop encombrant des valeurs étouffant la femme, et le piano devenu inutile depuis que sa sensualité trouvé un terrain de jeu en compagnie d'un homme qui est prêt à la traiter en égale. Tout ça pour dire que pour moi The Piano est l'un des plus beaux films au monde.

 

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Published by François Massarelli - dans Jane Campion Criterion