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1 juin 2014 7 01 /06 /juin /2014 17:05

Dès l'ouverture du film, on est frappé par cet alignement de planètes, si harmonieux et symétrique, qui a probablement beaucoup fait pour installer l'idée d'un metteur en scène qui contrôle tout et tant et si bien, que chaque détail, chaque mouvement, chaque alignement doit avoir un sens dans son oeuvre. On sait ce que ça peut donner avec certains de ses films, à commencer par le plus analysé, disséqué sans doute, The Shining: des théories, des pistes, mais aussi des délires et des sur-interprétations. Il en va de 2001 comme avec The Shining ou Eyes wide shut, un autre film qui a fait péter le déconomètre à plus forte raison parce qu'il est sorti à l'âge d'internet: les interprétations les plus délirantes sont légion, sans qu'aucune ne puisse satisfaire tout à fait... Et pour cause: à mon humble avis, ce plan superbe, accompagné comme chacun sait de l'ouverture grandiose, et désormais attachée au film y compris pour ceux qui ne l'ont jamais vu, d 'Also spracht Zarathustra de Richard Strauss, a pour but essentiel d'installer le spectateur dans la poésie particulière du film...

Ce motif de l'alignement des planètes, lié ou non à l'apparition d'un monolithe noir, vecteur extra-terrestre de la connaissance, revient à plusieurs reprises dans le film, et a souvent été analysé d'un point de vue géométrique. Certains y ont vu une la représentation d'un nombre aux vertus nombreuses, d'autres l'interprétation d'un phénomène religieux... Il y a à mon sens trois interprétations possibles du film, mais aucune n'est vraiment fermée. Kubrick et le scénariste Arthur C. Clarke, au moment de la sortie, ne se privaient pas de mettre l'accent sur l'absence de réel sens global du film, et le projet est né d'une idée simple, une seule: tenter de représenter la rencontre entre l'homme et l'extra-terrestre; c'est la raison pour laquelle il semble logique de tenter de privilégier cette lecture dans un premier temps, même si le film achevé, sorti après quatre ans de travail, ne ressemble pas tout à fait à l'idée que s'en faisait Arthur Clarke...

Le film commence, après cette spectaculaire entrée en matière, par une séquence très paradoxale pour un film de science-fiction: "L'aube de l'humanité", The dawn of man. On y assiste à une lutte entre deux clans d'hominidés pour un point d'eau dans une zone désertique où les primates sont à la merci des fauves. Après une défaite cuisante, un groupe reçoit la visite d'un étrange objet, un monolithe noir lisse contrastant de façon évidente avec les lieux, des collines poussiéreuses et des rocailles aux arêtes vives. Ouverts à une évolution inattendue après la visite de l'objet, les pré-hommes commencent à manger de la viande, puis découvrent comment utiliser les armes, toujours sous l'influence du monolithe qui leur donne l'idée de se servir d'un os comme instrument contondant. Ayant de triomphé de leurs ennemis, ils peuvent avancer vers le progrès, en confiance... une idée relayée par la transition sans doute la plus célèbre de toute l'histoire de la science-fiction, lorsqu'un os lancé en l'air se transforme en un satellite artificiel.

La deuxième partie du film installe dès cette première séquence une lenteur inattendue, mais qui est essentielle afin de se laisser aller au rythme contemplatif du reste du film. C'est à mon sens, au-delà de sa splendeur visuelle, le sens de ce merveilleux ballet entre une navette spatiale et une station internationale, d'ailleurs inachevée (Une idée qui ne sera pas perdue pour tout le monde, suivez mon regard appuyé en direction de l'Etoile Noire) ce qui lui donne une véracité encore plus tangible. Le docteur Heywood Floyd vient faire étape sur la base internationale en transit vers la lune, où l'appelle une mystérieuse mission. Il croise des Russes, devise brièvement avec eux en parfaite entente, bien que les sujets qui fâchent ne soient jamais vraiment abordés. Tous ces gens sont d'une civilité sans égale... On est en pleine guerre froide, ça ne fait aucun doute. Leur comportement policé qui tranche avec le monde de violence qu'on a quitté dans la partie précédente, est contredit par des images de combat aperçues sur les écrans de la navette qui amène Floyd sur la lune... Là, il y rencontre d'autres scientifiques, qui parlent de façon mystérieuse d'une découverte phénoménale... qui va nous être révélée: un monolithe a été déterré sur la lune, en parfait état. Si personne n'a la moindre idée de ce qu'il représente, c'est de toute façon un objet extra-terrestre. Lors de la séquence qui montre les scientifiques se prendre en photo devant leur découverte, l'objet émet un sifflement insupportable... Fin de la deuxième partie.

La troisième partie et la suite du film sont centrées sur la mission qui naît de cette rencontre: un groupe d'astronautes et de scientifiques sont envoyés vers Jupiter, la planète vers laquelle l'émission étrange entendue sur la lune semble pointer... Le vaisseau Discovery est du dernier cri, piloté par des pointures et supervisé de façon impressionnante par un ordinateur dernier cri, HAL 9000. celui-ci a "conscience" de l'importance de l'aventure, et va s'arroger le droit de supprimer un à un les hommes qui l'entourent, car il les estime dangereux pour la mission. Seul Dave Bowman va survivre, apprendre le sens réel de la mission qui leur avait été cachée auparavant, et... faire une rencontre "au-delà des étoiles"...

Cette rencontre est l'aboutissement du film, le but premier de son accomplissement: montrer à travers divers motifs de l'évolution de quelle façon l'homme a pu avancer grâce à l'éventuelle aide extra-terrestre, symbolisée par ce monolithe, forme parfaite et paradoxale, ne pouvant sembler réelle nulle part: dans un désert, une chambre, ou l'espace, le monolithe semble incongru, intouchable, impossible à souiller, même! Ce qui renvoie à l'anecdote de Kubrick souhaitant empêcher ses hôtesses de l'espace de laisser la moindre tâche salir leurs costumes durant le tournage. Ce genre de perfection inutile cadre bien avec ce monolithe sensé être la clé de l'évolution... Le dernier chapitre du film s'ouvre sur une longue séquence hallucinatoire qui est souvent analysée comme un effet de la rencontre entre le héros et les être supérieurs qui l'ont plus ou moins convoqué, mais à la limite, toute interprétation semble amoindrir l'impact proprement psychédélique d'une séquence essentiellement musicale, et qui a été prise à la sortie du film comme une pure expérience sensorielle... Quoi qu'il en soit le film semble à la fois accréditer l'idée que toute rencontre entre l'homme et les extra-terrestres serait par essence fantastique... voire irracontable.

D'où une deuxième hypothèse, qui serait de faire du film une métaphore de l'arrivée de la religion, et de sa mainmise sur l'homme, qui en devient instantanément dépendant. La rencontre entre l'homme et Dieu, ou les Dieux, là encore on est dans l'irracontable. Dès son arrivée le monolithe choisit sa tribu d'hominidés, la religion ayant généralement tendance à éloigner les hommes les uns des autres plutôt que de les rapprocher. L'homme est ensuite mené en bateau par des forces qui le dépassent, et le final possède une force picturale qui le rend propice au spirituel... mais cette fin énigmatique qui est souvent interprétée comme le placement de Dave Bowman dans ce qui serait un "zoo humain" (une hypothèse qui cadre bien sûr avec la théorie de la rencontre extra-terrestre) confirme au moins l'assujettissement du personnage, et par lui, de la race humaine dans son ensemble. Le final si poétique, qui montre une naissance d'un "enfant des étoiles", renvoie aussi au concept de création présent dans des interprétations différentes, mais toutes aussi fantastiques, dans toutes les croyances. Quant à l'homme, le pauvre, il n'en mène pas large: si la toute première partie nous le montre faire des pas de géants (vers la violence, la survie et la compétition, bien sûr!), l'évolution continue lorsque Bowman évolue littéralement de son module de survie vers la vieillesse, puis de la vieillesse vers un lit de mort... L'ironie est un trait commun à tous les films de Kubrick, peu importe la grandeur du sujet! Ici on est presque chez Keaton, qui aimait tant finir ses films sur un rappel de la mort, généralement totalement hors-sujet!

D'ailleurs, en parlant de Keaton, celui qu'on appelait "The great stone face" avait une particularité, cette capacité à ne sembler exprimer aucune réelle émotion par son visage, et de laisser son corps prendre le relais... Un aspect frappant de ce film, en particulier dans ses scènes de longue contemplation et de voyage, quand les humains n'ont pas autre chose à faire que de dormir ou d'attendre, est l'absence d'émotions réelles, de tous ces humains saisis dans leurs tâches quotidiennes ou dans leurs attentes (quand Heywood Floyd parle au visiophone avec sa fille, ou quand Frank Poole, qui se fait bronzer, regarde sans aucune réaction un message d'anniversaire de ses parents, chaleureux mais d'une affligeante banalité). Même quand Poole et Bowman discutent des anomalies de Hal-9000 pragmatiquement, calmement, comme si c'était une formalité. A l'inverse, tout le monde souligne la fierté de l'ordinateur à faire partie de la série la plus évoluée... Dépassés par les merveilles de la science, les hommes en oublierait-ils l'essence même de leur humanité?

Et il y a une autre thématique essentielle aussi bien au film qu'à l'oeuvre de Kubrick, à plus forte raison pour ce fil situé en plein milieu d'une trilogie consacrée au futur. On ne prête qu'aux riches, mais bien des trilogies ne sont nées que fortuitement, dans l'analyse des critiques en proie au délire avant d'être un acte conscient de leur auteur. Mais entre 1963 (tournage de Dr Strangelove) et 1971 (A clockwork orange), Kubrick était attiré par le futur, qu'il a exploré de trois façons... Cette fois, c'est la science qui reste son principal argument. A travers l'évolution dont on a déjà parlé, mais aussi à travers le progrès, cette version consciente de l'évolution, voulue et contrôlée... Jusqu'à un certain point: ce HAL 9000 qui prend le pouvoir, c'est une répétition du phénomène qui précipite la fin du monde dans Dr Strangelove, du grain de sable qui vient casser le beau château de cartes de The Killing: c'est le fait qui à l'intérieur même de la création de Hal 9000, ordinateur parfait, se cache l'inévitable hypothèse de sa supériorité sur un humain qu'à un moment ou à un autre il jugera obsolète... Motif récurrent chez Kubrick, la machinerie scientifique engendre notre propre folie et notre propre destruction.

De quoi contraster avec les intentions de l'idéaliste Clarke, qui envisageait avant sa conception le film qu'il s'apprêtait à tourner avec Kubrick comme un hymne à l'ouverture glorieuse de l'homme vers l'infini... C'est que la science chez Kubrick possède toujours un petit je-ne-sais quoi de l'empreinte que lui ont laissée les savants douteux de tout poil, qu'ils s'appellent Wernher Von Braun (Ancien savant Allemand, qui a assisté sans trop broncher à l'exploitation des déportés, avant de devenir aux Etats-Unis un ponte de la Nasa) ou Dr Strangelove... A une apocalypse nucléaire fortuite dont tente de tirer parti un savant ex-nazi pour installer une société eugéniste, Kubrick substitue une machine infernale qui échappe à ses créateurs et vient presque gâcher la fête spatiale, née essentiellement de la volonté conjointe de deux génies, qui entendaient partager avec les spectateurs leur fascination des espaces infinis, dans une orgie de beauté et de contemplation qui reste intacte plus de 50 ans après, pour peu qu'on accepte de s'y laisser emporter. 2001, film lent et fait de peu de scènes, qui laissent se dérouler sous nos yeux dans un réalisme inédit (Et poétique, et drôle: voir à ce sujet les petits détails liés à la gravité par exemple) et jamais retrouvé à l'écran est un film qui se mérite. On n'y va pas comme on se précipite sur un space-opera, on y entre jusqu'à s'y perdre... C'est aussi un film qui garde et gardera toujours ses mystères...

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Science-fiction