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Pour la troisième fois, Stanley Kubrick tourne autour de l'anticipation avec une oeuvre qui cette fois ne se cache en aucun cas d'avoir été tournée en Grande-Bretagne. Doté d'un style qui n'a rien à voir avec la fresque ambitieuse qui le précède, ce nouveau film est pour Kubrick l'occasion de tester avec bonheur des mélanges inattendus: un film qui flirte avec le futur proche d'une Grande-Bretagne en proie à une société semble-t-il proche du fascisme, une jeunesse fascinée par la violence qui se réfugie dans un langage inexistant, mais une narration et une structure de fable picaresque, dont la finalité n'est pas à proprement parler morale... Et pour couronner le tout, un film qui va au-delà des limites de feu la censure, dont on sait à quel point elle était mise à mal depuis les années 60. Ici, le metteur en scène ose tout, avec gourmandise, passion, et disons-le, avec génie. Et il osera même intervenir lorsque le film aura pour conséquence de précipiter des jeunes gens vers la violence qu'il condamne, demander à la Warner de retirer le film des écrans... Ce qu'il feront, contre toute attente. Kubrick affirme sa paternité d'auteur jusqu'au bout.
Pour une fois, donc, le metteur en scène n'a pas pu faire aboutir son grand projet d'après 2001: un film gigantesque avec un personnage qui le fascine, Napoléon. Comme on le sait, le film ne se fera jamais, et A Clockwork orange est donc un plan B, ce qui est inattendu tant le film est devenu un classique indissociable de son oeuvre. Adapté d'un roman d'Anthony Burgess, Kubrick a écrit le scénario lui-même. Il concerne l'histoire du narrateur, Alex (Malcolm McDowell), un jeune hooligan. Chef de bande, il aime par dessus tout Ludwig Van Beethoven; il aime aussi à passer ses nuits de délit en délit, à courir après les occasions de voler, brutaliser tout ce qui lui tombe sous la main, se battre avec des bandes rivales, violer, bref céder à l'ultra-violence. Mais un soir, la fête dégénère, et il tue une femme chez laquelle il s'est introduit, et trahi par ses amis (Les Droogs, un terme hérité du Russe, un langage qui est très présent dans l'argot d'Alex) il est cueilli par la police. Une fois en prison, le jeune homme devient volontaire pour une expérience menée par le ministère de l'intérieur, qui vise à éradiquer la violence en traitant les délinquants pour créer les conditions d'une auto-censure totale sur leurs pulsions. Alex, forcément, est une recrue de choix pour le programme...
En 1971, la Grande-Bretagne est en pleine période de balancier, d'un parti (Les Conservateurs) à un autre (Les Travaillistes); chaque élection est l'occasion d'une alternance, avec des politiques qui ne peuvent être menées à terme. On le sait, cette alternance prendra fin en 1979 avec l'élection de Margaret Thatcher, qui inaugure une période de 18 ans de règne Conservateur, qui sera suivi de 13 années de gouvernement Travailliste. En attendant donc, s'il est impossible de décider en voyant le film de Kubrick quel est le parti au pouvoir, on peut sans aucun problème attribuer le flou embarrassant des mesures de lutte contre la violence à un camp comme à l'autre. Cette équivoque est entretenue par la variation exagérée des modes vestimentaires, artistiques, culturelles et la décoration des appartements que nous visitons dans le film... Si le pays est encore une démocratie (Un écrivain se bat contre la politique du gouvernement pour le faire tomber), la dictature n'est pas loin (L'écrivain est "mis à l'écart", sans plus de précision, nous dit-on à la fin), et deux des 'Droogs' d'Alex deviennent dans la troisième parie du film des policiers... Sans pour autant changer leurs habitudes de violence, sauf que cette fois ils sont payés pour taper. La cible politique du film est essentiellement symbolique, une façon d'anticiper une situation dans laquelle la plupart des mesures seraient cosmétiques, et surtout destinées à donner le change aux électeurs. On voit de quelle façon la presse, dans le film, semble suivre le vent plutôt que de faire son travail...
Pouvant en toute liberté représenter la violence, Kubrick choisit de donner à toute l'aventure d'Alex une tonalité picaresque, ce qui convient parfaitement à la tête de lutin de McDowell, qui donne à sa narration le dosage parfait de poésie foutraque et d'enfantillage satirique... Il nous conte une histoire bien structurée, avec la vie tranquille d'Alex, sa chute, puis son retour. Le jeune homme est confronté durant sa chute à tous ceux, ou presque, auxquels il a fait du mal... Mais dans un premier temps, le metteur en scène nous fait suivre les tribulations des Droogs, en nous confrontant sans l'atténuer à la violence crue, parfois chorégraphiée, des jeunes délinquants. Mais à aucun moment il n'en fait l'apologie, l'humour, et la distance du spectateur font le reste. A condition, certes, que le spectateur ait la distance nécessaire...
Kubrick a aussi sinon une carte blanche (On n'en est pas tout à fait encore là, encore moins dans la Grande-Bretagne des années 70 dont la censure reste sévère), en tout cas une possibilité plus ouverte de représenter la sexualité, et à ce titre, le film fait fort. La nudité y abonde, celle d'Alex principalement, mais la nudité féminine aussi. On note à ce titre que les personnages féminins indépendants sont inexistants ou impitoyablement exclus du film (La victime d'Alex est une femme d'age mur, qui vit dans un appartement entourée de chats et d'oeuvres d'art outrageusement érotiques. Alex la tue avec une grotesque sculpture de pénis géant...); Alex a une consommation sexuelle de conquérant, il viole ou (Dans une scène hilarante par le choix de la filmer en accéléré) a des rapports avec deux femmes en même temps. Si ces frasques font partie des éléments qui désignent le personnage comme un délinquant, puisqu'on va le soigner de son obsession sexuelle en même temps que de son penchant pour la violence, peu de cas est fait de son goût pour le viol, comme si le comportement était assimilé à un élément standard de la sexualité: ce traitement des femmes comme subalternes, ou objets sexuels, est un autre indice d'une société malade... Dans laquelle un ministre n'hésite pas à faire appel à un top-model topless pour qu'elle agisse en appât pour le jeune homme: devant un parterre de représentants de l'ordre, on assiste à la tentation d'Alex... qui si le système imposé au jeune homme ne fonctionnait pas, violerait donc en public une jeune femme qui n'a rien demandé à personne.
Comme à toute fable, aussi ironique soi-elle, il faut une morale, il me semble que ce film fait la part belle à la dénonciation d'une société qui traiterait la violence en en supprimant le libre-arbitre. Alex, traité par le gouvernement, est soumis de façon systématique à l'obligation de subir des images de violence (Essentiellement cinématographique) en faisant d'Alex un homme qui ne penche vers le bien que parce qu'il a peur des conséquences physiques du mal qu'il peut faire. Alex est le produit d'une époque durant laquelle on impose un modèle aux citoyens, sans qu'aucun libre-arbitre ne puisse leur permettre de participer aux choix moraux. Et Kubrick nous montre aussi une voie politique qui n'hésite pas à s'acoquiner avec le crime plutôt que de traiter le problème. Un monde dans lequel l'opposition est elle aussi réduite à utiliser la manipulation, l'enlèvement, la torture pour faire triompher ses vues. Une vision noire de la société humaine, une fois de plus considérée par Kubrick comme une machine qui tourne fort mal. C'est d'ailleurs l'un des sens du titre, du à Burgess. Celui-ci étai linguiste, et avait repêché une vieille expression populaire qui parlait d'une machinerie mal foutue ...Le film est franchement réjouissant, qui voit le metteur en scène s'amuser à expérimenter avec les objectifs, le rythme, le ralenti et l'accéléré, use avec génie du contrepoint ironique comme il le fait décidément si bien depuis ses débuts... Il triture les sons (Beethoven et la musique électronique, parfois les deux à la fois), et place dans une scène la pochette de la musique du film précédent, laisse certains acteurs s'amuser (McDowell, de toute évidence!), et d'autres battre le record d'excès de Peter Sellers dans Dr Strangelove: Patrick Magee (Frank Alexander, l'écrivain subversif qui a perdu son épouse suite à la visite d'Alex et ses droogs) est une anthologie de jeu excessif à lui tout seul. A clockwork orange est, comme souvent avec les films d'anticipation, une véritable capsule temporelle du tournant de la décennie, et le film le plus définitif sur la violence, à des années-lumières d'étrons et autres films malodorants comme 300.