Les "Jersey Boys" du titre, ce sont les quatre membres de Frankie Valli and the four Seasons, un groupe Américain vocal (De doo-wop) formé durant les années 50 et qui a percé aux Etats-Unis à partir de 1962. Leur musique était légère, mais d'une importance capitale pour la jeunesse des années Eisenhower. Les membres, tous Italo-Américains, étaient pour trois d'entre eux issus du même quartier du New Jersey, et avaient fricoté avec la pègre locale. Le film montre clairement une connection avec un parrain local, Gyp DeCarlo, interprété par Christopher Walken. Pourtant, le groupe une fois le succès lancé a semble-t-il eu une carrière à peu près saine, en dépit de mauvais choix d'un côté, et d'une tendance de l'un d'eux, le guitariste Tommy DeVito (Vincent Piazza), à la flambe: la séparation des Four seasons originaux est due à un gros souci d'argent qui a bien failli tourner au drame, mais qui sera résolu entre gangsters... On suit l'histoire en se concentrant sur Frankie Valli (John Lloyd Young), celui dont la voix de fausset fait tant pleurer DeCarlo, et elle est racontée essentiellement par les apartés, yeux dans la caméra, des personnages. Piazza-DeVito fournit l'essentiel de la narration, avec une étonnante accentuation à la DeNiro, et par moments, c'est le bassiste Nick Massi (Michael Lomenda) qui prend le relais. Le procédé est à rapprocher de la narration coup de poing des films de Scorsese, Goodfellas et Wolf of Wall Street en tête... Si l'accumulation de scènes de la vie quotidienne des musiciens, le ton et les tonnes de grossièretés échangées par les acteurs, ainsi qu'une apparition du jeune Joe Pesci parmi les protagonistes vont plus loin dans cette référence, il est clair que c'est surtout un aspect stylistique: il n'y a pas derrière la carrière des Four Seasons, de quoi faire un opéra comme l'aurait fait Scorsese!
D'ailleurs, si on ne connaissait pas mieux Eastwood, on en viendrait même parfois à se demander ce qui pourrait bien motiver un metteur en scène dans la confection d'un film sur un sujet aussi léger... et puis on se souvient que depuis tant d'années, Eastwood s'est lancé dans une thématique solide, liée à la question de l'héritage conscient: que laisse-t-on derrière soi à la fin de sa vie? Mais il a aussi, notamment avec des films comme Bird (1987), tendance à fouiller le passé, voire son passé. Ici, c'est d'une certaine manière son propre parcours qu'il explore, celui d'un homme qui évolue dans la sphère artistique, mais n'est ni Shakespeare, ni Mozart. ce qu'il fait, il le fait du mieux qu'il peut, et il a une voix originale, unique même, voire par moment un ou deux traits de génie... Il a des déconvenues, des erreurs d'aiguillage... Mais à la fin de l'histoire, il aura qu'on le veuille ou non la reconnaissance, et pas seul, puisque les Four Seasons seront honorés ensemble par leur introduction solennelle au Rock'n roll hall of fame..
Et c'est à ce moment, situé à la toute fin du film, qu'il se passe quelque chose sur l'écran, qui vient après tout justifier le film, et qui scelle une fois pour toutes le plaisir qu'on peut y prendre: les Four Seasons, devenus des quinquagénaires, sont honorés, et rechantent ensemble pour la première fois depuis 25 ans. Soudain, après qu'ils aient tous exprimé directement à la caméra, avec parfois un certain cynisme léger, parfois une petite pointe de nostalgie, et dans l'ensemble beaucoup de fatalisme tranquille, leurs conclusions personnelles, ils se retournent vers le public, et sont de nouveau jeunes. Quand on fait ce qu'on aime, ce pour quoi on est taillé, si on se laisse aller, on est toujours jeune, semble nous dire Eastwood. Lui dont le crépuscule semble ne pas devoir finir, lui qui depuis tant d'années se montre un poète noir de la vieillesse (Unforgiven), le barde des gens qui vont mourir (Honky Tonk man), le peintre des regrets de l'âge mur (The Bridges of Madison County) termine son nouveau film sur une chorégraphie illustrant avec talent quelques chansons-clés des Four Seasons, entremêlant passé et présent, personnages jeunes et vieux. On voit même Christopher Walken danser!
Aussi poussif, longuet soit-il, souffrant des défauts récurrents des films de celui qui ne fait qu'une prise, aussi insatisfaisante soit-elle, le film est donc attachant, au-delà de l'histoire de Frankie Valli, un artiste certes doué, mais dont l'art a tout pour se retrouver dans un musée à Las Vegas. Le ton est résolument à l'humour, à la décontraction, et comme Eastwood a confié les rôles des chanteurs à de vrais chanteurs, à la musique. Et ça, c'est un domaine que notre metteur en scène connait et respecte... Même si, et tant mieux pour lui, Frankie Valli n'est pas Charlie "Bird" Parker.