Le beurre, l'argent du beurre, le sourire de la crêmière, un tour de manège gratuit et la queue de Mickey: il y a des films qui vous donnent tout, et The Miracle of Morgan's Creek, comédie loufoque et parfaitement dosée, en fait partie. Et par dessus le marché, c'est un tour de force particulièrement remarquable par la façon dont Sturges déjoue la censure, tout en faisant exactement ce qu'il ne faut pas faire: appeler un chat un chat; Pour résumer la portée de ce film, qui n'est pas qu'une comédie, je le prends en plus comme un manifeste de son auteur, au même titre que Sullivan's travels, disons qu'il part du principe de tester les limites de l'acceptabilité dans le pays dont la majorité des citoyens suivent les enseignements d'un homme qui est supposé être né dans une étable, et dont les parents terrestres ne sont que les dépositaires. Non qu'il y ait effectivement miracle religieux dans le film, loin de là, mais il y a beaucoup à avaler, et beaucoup de compromis à faire...
1942: Gertrude Kockenlocker (Betty Hutton), la fille ainée du constable local (William DeMarest) est une jeune femme délurée, qui a décidé de faire comme les copines, en allant à une soirée organisée autour du départ des jeunes recrues de l'armée Américaine qui s'apprêtent à partir en Europe. Son père, qui sait à quoi s'attendre (Il a fait la guerre),s'y oppose, et Gertrude surnommée Trudy n'a pas d'autre solution que de demander de l'aide à Norval Jones (Eddie Bracken), son meilleur ami: elle sait qu'il est amoureux fou d'elle et qu'elle peut tout lui demander. Supposée accompagner Norval au cinéma, elle va en fait danser à la soirée folle où elle veut se rendre, et récupérer Norval à la sortie du cinéma, ni vu ni connu... Du moins le croit-elle, car la fête va dégénérer, et une Trudy totalement éméchée va finir par rejoindre Norval au petit matin, et ce qu'elle finit par réaliser à l'issue de cette nuit, après avoir été accueillie par son père en compagnie de son ami à une heure indécente, c'est qu'elle est mariée. A qui? Elle ne s'en rappelle pas... Mais en plus, elle est enceinte jusqu'aux yeux... Il lui faut donc déterminer si elle est vraiment mariée, puisque la cérémonie s'est déroulée dans le cadre d'une soirée très agitée, à qui, comment trouver le coupable, et le cas échéant, est-ce que quelqu'un, pourquoi pas Norval, voudrait bien d'elle, le tout sans éveiller les soupçons de la population de Morgan's Creek, en particulier ceux du policier Kockenlocker dont la gâchette est particulièrement chatouilleuse...
Il a fallu attendre environ dix-huit mois pour que le film sorte... C'est une période faste, et la Paramount a beaucoup de films en chantier, ce qui l'autorise à en mettre sur les étagères... Mais surtout, dans ce film réalisé par leur metteur en scène star (Avant qu'il ne devienne l'enfant terrible), il y avait largement de quoi émouvoir la censure: faire peser tout le suspense du film sur une grossesse, à plus forte raison aussi illégitime que l'engrossage d'une fille saoule par un soldat à la veille de partir, et le nombre de discussions autour de la triste réalité du sexe, le fait aussi que Trudy se soit laissée faire aussi facilement (Un truc de scénario est présent pour expliquer cette légèreté: pendant la soirée, on la voit se cogner douloureusement la tête à un élément de mobilier, mais c'est bien peu au regard de la dureté du code de production de l'époque) était tout bonnement impensable... voire miraculeux. Sturges teste les limites de la censure afin de traquer la vérité dans une comédie qui s'attache à nous montrer des personnages certes souvent gentiment ridicules, aux accents exagérés, au style de jeu volontairement poussé, mais ils sont aussi et surtout profondément humains.
Et si le sort s'acharne sur ce pauvre Norval Jones (Accusé de 19 motifs d'inculpation lors de ses tentatives pour trouver une solution pour que sa Trudy puisse affronter la vie la tête haute!), si Gertrude et sa soeur Emmy (Qui a quatorze ans, mais semble en connaître un rayon niveau sexualité...) utilisent des stratagèmes inavouables et souvent immoraux pour faire passer la situation, on ne cesse jamais de les aimer... Ni de rire, car le film reste jusqu'au bout une comédie sur-vitaminée, hystérique, mais hautement réjouissante. L'une des meilleures du genre... Et quant au miracle, il a bien lieu, et est annoncé dès le début car tout le film n'est qu'un flash-back, tellement bien accompli qu'on ne peut pas détourner ses yeux une fois la machine lancée.