Melville choisit, en cette fin des années 60, de revenir sur son passé de résistant. Non que cette évocation soit auto-biographique, le film étant adapté d'un roman de Joseph Kessel, mais le réalisateur y a refaçonné les contours de certains personnages en y ajoutant des souvenirs, ainsi que des allusions à de grandes figures qui se sont révélées depuis l'écriture du roman. Et surtout, L'armée des ombres débarque un peu de nulle part, à une époque où la Résistance est devenue un peu l'affaire de Hollywood, dont les studios ont pris en main l'évocation de l'histoire, du Jour le plus long à Paris Brule-t-il: ces films fabriqués en Europe sont en fait de grosses productions essentiellement Américaines, et ils tendent à adopter le point de vue héroïque d'une armée de patriotes en marche vers la lutte contre le Mal. Pas de ça chez Melville, qui sait de quoi il parle: le jeune Jean-Pierre Grumbach, Juif Alsacien, s'est exilé à Londres en 1942 afin non seulement de fuir un destin tout tracé de déporté, mais aussi pour servir aux côtés de De Gaulle. Il aurait (Les témoignages divergent) participé à plusieurs opérations, et a (Ca, c'est sur) débarqué en Provence aux côtés de De Lattre de Tassigny. Résistant lambda, mais intellectuel revendiqué, Melville avait ses entrées chez quelques grandes figures, dont les frères ennemis Brossolette et Moulin, ou encore Lucie Aubrac. Ces trois personnages trouvent un écho dans ce film...
Le film commence et finit par des dates (le 20 octobre 1942, le 23 février 1943), mais c'est assez trompeur puisque le reste du film suit une évocation hachée dans laquelle les évènements se parent d'un certain flou. De même les lieux sont-ils laissés à la reconnaissance éventuelle du spectateur. Ces procédés permettent une identification à des résistants qui vivent au jour le jour, pas au courant de tout ce qui se passe, ni du destin de leurs camarades. Aucun glamour, aucun héroïsme classique dans le film, à l'image de ce résistant arrêté après s'être auto-dénoncé (Il faut un camarade à l'intérieur de la prison afin de prévenir un copain qui va être exfiltré), auquel un nazi dit qu'il va subir la pire des morts: privé de son nom qu'il refuse de donner, il va mourir en anonyme. De fait, l'homme interprété par Jean-Pierre Cassel mourra en effet sans que personne ne sache qu'il s'est sacrifié. Par ailleurs, Melville, qui a choisi un rythme d'une extrême lenteur, et un style de jeu comme d'habitude dépouillé et totalement dépassionné, nous livre souvent les pensées d'un certain nombre de personnages: Philippe Gerbier (Lino Ventura), Félix Lepercq (Paul Crauchet), Jean-François Jardie (Cassel) ou même le commandant Français d'un camp de prisonniers qui se répète en découvrant Gerbier au début du film "A surveiller... à ménager..."
Gerbier est le centre du film. Gaulliste, il est le lien entre les petits soldats de la Résistance et le grand chef du réseau, Luc Jardie (Paul Meurisse). Gerbier, ingénieur des ponts et chaussées, n'est pas n'importe qui, mais c'est surtout un homme d'âge mur qui ne se fait que peu d'illusions sur son destin. A son héroïsme froid, aveugle et quotidien, Melville et Ventura ajoutent une forte dose de ce pessimisme humaniste qui fait la spécificité des films du réalisateur. Gerbier est un homme entièrement dédié à la Cause, qui se comporte en toute circonstance tourné vers l'autre. Il a à l'égard de son chef Jardie une dévotion quasi-religieuse, et n'est pas le seul. C'est aussi un homme qui sait faire le sale boulot et prendre les décisions importantes, au mépris de ses propres sentiments. une forte portion du film est dédiée à un épisode durant lequel Gerbier doit prendre la responsabilité d'abattre la femme qu'il aime, Mathilde (Simone Signoret), haute figure de la Résistance...
C'est courageux pour un cinéaste qui se revendique du gaullisme, en 1969, de se lancer dans un tel film, à l'heure ou le Gaullisme d'état transforme l'image même de la Résistance (Tous les Français, ben voyons), et repêche un certain nombre de vieux salauds: Paul Touvier est gracié en 1971 par Pompidou, et Maurice Papon préfet de police de Paris, puis député Gaulliste en 1968... Il sera même ministre de Barre et Valéry Giscard d'Estaing. Chez Melville, toute la France n'est pas résistante: il y a des flics et des fonctionnaires qui collaborent, et un jeune traître est exécuté par les héros dans une scène extraordinaire mais assez volontiers insoutenable... le béret de la milice et le melon de la police se portent beaucoup, et même chez un providentiel Français patriote, un coiffeur chez lequel Gerbier se réfugie pour échapper à des poursuivants, on trouve une affiche de ce vieux salaud de Pétain. Quant à la Résistance, elle n'a rien de glorieux, c'est un sale boulot qu'il lui faut le plus souvent faire... De plus, l'idée selon laquelle il n'y a pas qu'une Résistance est rappelée à travers une anecdote située au début du film: Gerbier arrive dans un camp et y rencontre un jeune communiste. Avec une certaine tendresse (Le gars a 20 ans de moins que lui) il l'appelle Camarade... Celui-ci s'étonne, demande à Gerbier s'il est communiste, et celui-ci lui réponde que ce n'est pas parce qu'il n'est pas du Parti qu'il n'a pas de camarades. Dans ce camp ou survivent des gens de toutes nationalités, ou de nombreux Français plus ou moins neutres se sont fait attraper avec les autres, héberlués, Melville nous montre la réalité complexe d'un terrain impossible à décrire, d'un pays dans lequel tout est à reconstruire. Mais avant tout, il s'agit de survivre face à la barbarie, qui n'a jamais été aussi bien incarnée que dans cette scène, durant laquelle un officier nazi cynique propose à des prisonniers de "jouer contre la mitrailleuse": s'ils atteignent le mur avant que le fusil ne les fauche, ils ont gagné le droit d'attendre le prochain convoi de condamnés... La Résistance de Melville n'est ni belle ni charismatique, elle est une affaire de foi, un combat de tous les instants: chaque jour contient son danger de mort, et on a suffisamment d'occasions dans le film pour voir que toutes les occasions d'abandonner sont des formes plus ou moins élaborées de suicide. Résister, c'est le faire jusqu'au bout. S'arrêter de courir, prêter le flanc, c'est parfois plus facile. A voir, revoir, méditer, et à faire connaitre, ce film essentiel, à une époque ou Brossolette, Aubrac, Moulin, Cavaillès, et tant d'autres ne sont plus, alors que ceux d'en face, d'une manière ou d'une autre, sont toujours là.
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