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14 juillet 2014 1 14 /07 /juillet /2014 16:07

Y-a-t-il quoi que ce soit à dire sur ce film? Au-delà du plaisir immense qu'il procure, de la perfection de ses accomplissements? Au-delà du fait qu'il représente à la fois un tour de force visionnaire dont le style était en avance de quelques années sur le reste de la production des années 50, et une quintessence de l'art classique de la comédie musicale dont il est le plus beau de tous les représentants? D'autant qu'il est un film idéal pour bien des gens, lors de leurs rares séjours en île déserte, bref: un film qu'on peut voir et revoir en boucle, et qui nous fait nous sentir bien, un film hallucinogène sans danger, un anti-dépresseur, un doudou, et bien d'autres choses encore. Oui, avec tant de gens de par le monde qui connaissent le film, à quoi bon? Bien sûr, il y en a encore qui ne l'ont pas vu, soit par ignorance, soit parce qu'ils n'y ont pas été confrontés, soit parce qu'ils sont du genre à juger avant visionnage, et ne sont pas attirés par un film classique Hollywoodien ("Oh, bah ça a l'air vieux ton truc, il date de quand, 1998? 1999?"): les pauvres. Qu'ils le voient, après tout. Non, je vais juste me contenter de partager le fond de ma pensée sur un certain nombre de points:

Dignity, always dignity

Le film parle de cinéma, donc, à travers les carrières de Don Lockwood (Gene Kelly), et Lina Lamont (Jean Hagen), tous deux inspirés de diverses stars de l'époque du muet. On y voit un bel hommage à cette facette lointaine de l'art Américain, et c'est d'autant plus remarquable que le cinéma muet a été balayé, effacé dès 1930, et est tombé purement et simplement dans l'oubli. C'est vraiment depuis les années 60 qu'on a commencé à sortir les films de oubliettes... Donc, ici, les ascensions fulgurantes des acteurs et stars et leurs parcours délirants (John Gilbert a par exemple été accessoiriste et scénariste avant de devenir un acteur de premier plan) sont vus par le biais de l'évocation de la carrière de Don Lockwood, musicien de plateau, puis cascadeur et enfin star. Les séquences sont amusantes par le décalage ironique constant entre le discours glorieux de la star, qui invoque sa dignité constante, et les images de ses exploits bien moins remarquables. Pour le reste, Singin' in the rain explore la faune Hollywoodienne de l'époque, les studios, le fonctionnement, et le système des previews...

Hollywood 1927

Le film est situé à une date charnière, et comme le laisse entendre le pianiste Cosmo Brown (Donald O'Connor), il était facile de tout perdre en un jour: le parlant est arrivé mais a tout renversé, les metteurs en scène ont été virés et remplacés par des hommes de théâtre, les acteurs ont été doublés, virés, coachés par des orthophonistes plus ou moins professionnels, etc. Et surtout, la belle machine du cinéma, qui se faisait dans le bruit et la fureur, en présence de musiciens et avec des acteurs qui pouvaient dire ce que bon leur semblait pour obéir aux consignes que leur aboyaient les réalisateurs, tout ça est devenu un parcours du combattant, à cause de ce foutu micro. La scène exceptionnellement drôle qui joue avec cet aspect est inspirée d'une scène de Anna Christie (Clarence Brown, 1930): Greta Garbo ne devait pas trop s'éloigner d'une lampe qui était en fait un micro camouflé. Comme c'était Garbo, on ne s'en aperçoit pas. Mais Lina Lamont n'est pas Greta Garbo, loin de là.

The roaring twenties

Il est notable que dans Singin' in the rain, les années 1927/28 sont admirablement reproduites: par exemple, dans la mode aussi bien masculine, que féminine, que dans les vêtements portés par les danseurs et chanteurs; les visages de la plupart des acteurs correspondent aussi à une certaine tendance de la beauté contemporaine, ainsi que les tendances excentriques: ainsi une "vamp" aperçue lors de deux scènes renvoie-t-elle à toutes les belles filles fatales du cinéma des années 20, de Nita Naldi dans the Ten Commandments à Bebe Daniels dans The affairs of Anatol. La musique n'est pas en reste bien sur, même si le film ratisse large, de 1929 (Singin' in the rain) à 1939 (Good Morning), en passant par 1933 (Temptation, un gros tube d'un film avec Bing Crosby, sur la musique duquel les convives d'une party dansent langoureusement). L'ambiance est à la fête, pour tous: Lockwood et Lamont sont attendus à Beverly Hills pour une fête, mais Kathy Selden (Debbie Reynolds), aspirante artiste, y est attendue aussi... pour travailler. Le cinéma est un divertissement rentable et va de pair avec la presse; ainsi, comme Lina Lamont elle-même, des millions de jeunes femmes éperdument romantiques croient dur comme fer à l'idylle publicitaire entre Lockwood... et Lamont. Enfin, dans Singin' in the rain, non seulement les films parlent, mais les gens aussi... et les expressions (You're darn tootin'), les références culturelles (Al Jolson), le langage à la fois argotique et châtié, tout renvoie à cette période. C'est, décidément, très bien vu, et je pense que seuls Billy Wilder, et aujourd'hui les frères Coen sont parvenus à un tel niveau de précision, tant sur la récréation du langage que de l'atmosphère d'ensemble d'une époque.

Of course, we talk! Don't everybody?

Oui, les acteurs de ce film, comme le fait remarquer l'insondablement crétine Lina, parlent, ça va de soi. Mais il y a un détail à rectifier: cité dans Singin' in the rain comme le film qui crée la révolution du cinéma parlant, The jazz singer (Alan Crosland, 1927) n'est pas un film parlant. Ce n'est pas un film muet non plus, du moins pas entièrement: c'est un film sonore. On y entend Al Jolson chanter pendant une quarantaine de minutes, disséminées dans les 11 bobines du film, et il y a deux dialogues: une courte répartie lors d'un de ses spectacles, et un échange avec sa maman, qui dure environ deux minutes. C'est tout. Ces quelques 125 secondes de bruit synchronisé ont créé l'engouement, et l'envie d'en avoir plus, et par ricochet les films sont progressivement devenus parlants; le premier du genre, bien sur, était Lights of New York (Brian Foy, 1928), paraît-il un désastre. Dans l'ensemble d'ailleurs, la profession était parfaitement au courant des développements, qui se sont déroulés entre 1925 (Premiers courts métrages synchronisés, premières actualités sonores) et 1929 (Généralisation du parlant). Donc ce n'est pas aussi simple, ni clair d'ailleurs, que la façon dont le film nous le raconte... Mais c'est un raccourci pratique.

What am I, dumb or somethin?

Bonne question... Lina Lamont est un personnage extraordinaire, que les auteurs ont su introduire d'une façon merveilleuse. Vue à la première triomphale de leur dernier film au début, en compagnie de Don Lockwood, elle ne dit pas un mot, même lorsque c'est elle qu'une journaliste de la presse cinématographique l'interroge: à chaque fois qu'elle envisage de parler, c'est Lockwood qui répond. Puis l'acteur se lance dans une évocation (Salutairement mensongère, voir plus haut) de leur passé commun, et le spectateur voit bien qu'elle n'a pas l'air très fine, et qu'elle est profondément antipathique. Enfin, après la projection, elle aimerait parler au public, mais c'est encore Don qui monopolise la parole. Bref, on ne l'a pas entendue une seule fois parler lorsque de son incroyable voix avec un accent ignoble, elle lance un tonitruant "For heaven's sake, what's the big idea?" entre la 13e et la quatorzième minute. La vérité éclate: elle a une voix de crécelle, et elle fait partie de cette enviable catégorie de gens qui réussissent à faire des fautes d'orthographe en parlant. Mais ce n'est que la cerise sur le gâteau, on la hait déjà quand on a cette révélation, les auteurs ayant eu le bon goùt de ne pas miser toute la détestation qu'on allait lui prodiguer sur cette merveilleuse difformité spirituelle et vocale...

Mais cela va bien sûr apporter son lot de problèmes, lorsque le cinéma va se mettre à parler. En attendant, elle va partout, arrogante et sûre de sa supériorité, qui lui fait poser tout le temps la même question: "What am I, dumb or somethin?", soit "Qu'est-ce qu'il y a, je suis bête, ou quoi?". Personne n'a jamais eu le courage de lui répondre. Merveilleuse créature, Lina Lamont doit tout à Jean Hagen qui a su lui donner tous les défauts sans jamais de tromper dans les dosages, et l'actrice mérite le prix Nobel. ...Hagen, pas Lamont.

Gotta dance!!!

Avec des chansons de Arthur Freed (Producteur du film), prises dans l'ensemble de son oeuvre, ce film est bien sûr chanté, avec talent, mais il est aussi et surtout dansé. Réalisation de Kelly et Donen, dont on sait qu'ils étaient tous deux à la fois chorégraphes et réalisateurs... Mais l'un d'entre eux était quand même nettement plus chorégraphe que l'autre, cela va sans dire. On retrouve occasionnellement le cheval de bataille de Kelly dans Singin' in the rain, lui qui estimait que le danseur devait être saisi dans la rue même, et danser avec tout son environnement. Lorsque Don et Cosmo transforment une séance d'élocution en un n'importe quoi réjouissant, ou lorsque Cosmo chante Make 'em laugh, on a des illustrations de cette danse urgente et magnifique... Et bien sûr lorsqu'un studio est transformé en une rue humide de pluie à Los Angeles, et que Don Lockwood réinvente la danse de la pluie pour notre plus grand bonheur, c'est le même esprit... Pourtant une grande partie du film voit Kelly pratiquer (En danseur mais aussi en chorégraphe) de la danse en studio, ce pour quoi il n'avait pas grande affection. Mais peu importe: pour lui, pour Donald O'Connor, pour Debbie Reynolds aussi, le film est une démonstration magnifique de talent, et tous ceux qui ont vu le film se rappellent de ces moments exubérants.

Mais il y a mieux: à l'heure actuelle, le professionnalisme venu de Broadway a tendance à vampiriser tout, et la dense telle que la concevait Kelly, qui devait être un reflet de la vie, est un peu oubliée. Pourtant, le film n'oublie pas de laisser quelques imperfections, comme ce moment ou des girls (Dont Debbie Reynolds, qui sort bien sûr d'un gâteau) chantent et dansent sur All I do is dream of you, et elles ne sont pas tout à fait synchronisées, que ce soit en chantant ou en dansant. Ce ne sont pas non plus, loin s'en faut, des clones les unes des autres... Il en résulte une scène à la vie impressionnante...

Enfin, comme An American in Paris (Vincente Minnelli, 1951) avant lui, le film laisse le délire de la danse l'envahir dans un long passage, qui est admirable. Broadway melody (Harry Beaumont, 1929) y est évoqué (C'est le premier musical de l'histoire a avoir obtenu l'Oscar du meilleur film), et l'invention picturale de Donen y rejoint le génie de Kelly. ...qui trouve une nouvelle partenaire à sa mesure, lui qui aimait tant à se confronter avec d'autres danseurs, dont il exigeait toujours la lune d'ailleurs: bien qu'effrayée (Si on en croit les rumeurs) d'avoir un tel partenaire, Cyd Charisse est inoubliable. Avec son bagage classique, c'est une danseuse paradoxale: elle a souvent été employée pour ses extraordinaires longues jambes, et le film tend à confirmer que cette ballerine d'exception n'a même pas besoin de danser... Pourtant, elle le fait, et c'est peut être le sommet surréaliste du film.

Stanley Donen

Metteur en scène reconnu depuis, qui n'a cessé de jouer avec la forme, les couleurs, en intégrant dans ses films, qu'ils soient comédies musicales (Funny face, Seven brides for seven brothers, Royal wedding), parodies Hitchcockiennes (Charade, Arabesque), comédie (Bedazzled) ou chronique douce-amère (Two for the road) les images et les sons de l'air du temps, en passant par la publicité, la mode, les vêtements, le langage, etc. Autant dire que ce film est son film-matrice, son meilleur press-book. Même s'il le partage, et que le partenaire prend toute la place, il n'est pas difficile en comparant Singin' in the rain à d'autres films de Gene Kelly, ou avec lui (An American in Paris, de Minnelli, par exemple), de voir ce qui est à Donen...

Et en particulier, le talent extravagant du metteur en scène éclate dans un montage situé à la fin du premier acte, avec recours à des images de mode (Devançant l'exubérance du monde de la mode vu dans Funny face de 3 années) lors d'une interprétation de la chanson Beautiful girl; cette présence de Donen est surtout visible dans le ballet final, avec cet extraordinaire moment durant lequel Don Lockwood à une fête aperçoit la femme qu'il a déjà rencontrée, et tout à coup ils sont seuls tous deux, dans un immense studio. Elle est en blanc, et un immense voile qui la prolonge et s'envole durant leur danse, la rend irréelle... Une image qui fait penser aux rêves du surréalisme, et qui est admirable.

You've seen one, you've seen them all!

Sans doute Kathy Selden a-t-elle raison lorsqu'elle dit à Lockwood que voir un film, c'est les avoir tous vus: dans les années 20, à la MGM par exemple, les films suivaient une formule; c'est le cas dans Singin in the rain des productions Lockwood/Lamont de "Monumental Pictures", bien sur. Les chefs d'oeuvre reconnus aujourd'hui sont justement ceux qui se dégageaient de cette tendance. Alors on peut essayer de renvoyer ce miroir sur le film lui-même... Et Singin' in the rain est unique. C'est un musical parfait, sans défauts ou presque... Il réussit à trouver une adéquation totale entre le fond (En gros, rappeler à la fois l'importance de l'art et le fait que c'est toujours de l'illusion, tout en montrant que le spectacle, c'est l'air, l'eau, le sang et la vie des artistes qui le font...) et la forme (Dansée, chantée, jouée et filmée). Je mentionnais un défaut, quelques lignes plus haut, c'est en réalité trois fois rien, mais ça n'est pas passé inaperçu; Joss Whedon, qui a tourné pour la télévision et pour internet deux musicals (Buffy, saison 6, épisode 7: Once more with feeling d'une part, et Dr Horrible singalong blog d'autre part), cite ce petit travers dans son épisode musical de Buffy the Vampire slayer: lorsqu'un groupe de personnages a fini de danser et chanter comme des crétins dans une comédie musicale, le retour à la réalité les voit éclater de rire, mais après le tour de force qui vient de se dérouler sous nos yeux (Good Morning dans Singin' in the rain), ce brusque accès de rire sonne faux et est généralement embarrassant. Mais honnêtement? C'est tout, le reste n'est que du bonheur.

Voilà, donc, je rappelle que ce film est bien celui dans lequel Gene Kelly danse comme un fou dans la pluie en chantant une chanson que vous connaissez tous. C'est bien de le savoir, mais sachez aussi que toutes les scènes de ce film sont de ce calibre, faisant de cet ensemble de dix bobines merveilleuses un concentré de grâce cinématographique dont il n'existe qu'un exemplaire, un seul. Si vous l'avez vu, vous savez de quoi je parle. Si vous ne l'avez pas vu... Mais qu'est-ce que vous attendez?

 

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Published by François Massarelli - dans Stanley Donen Gene Kelly Musical Danse