John Sims (James Murray) rencontre et épouse Mary (Eleanor Boardman); ils effectuent leur lune de miel aux chutes du Niagara, prennent un tout petit appartement miteux à New York, ont des enfants, des grandes joies, de très grandes peines. John, persuadé depuis son plus jeune age qu'il doit aspirer à de grandes choses comme le professait son père, est en fait un insignifiant employé de bureau, avec un don pour la comédie et certaines disciplines artistiques, mais l'élévation sociale attendue ne viendra jamais.... Le véritable enjeu du film est ailleurs: rester vivant, rester ensemble coûte que coûte quelles que soient les frustrations, l'abattement, les trahisons, la lassitude, voire l'influence de l'entourage: ceux qui ont réussi en partant de la même situation de base (Le collègue, interprété par Bert Roach, est devenu le supérieur de John), ou ceux qui ont toujours dit que ces deux-là n'iraient nulle part (La propre famille de Mary es totalement persuadée que John est un minable)...
Le film le plus inattendu de toute l'histoire de la MGM? En tout cas, le but de Vidor était clair: il souhaitait réaliser un film qui donne à voir l'être humain sous son jour le plus honnête, sans triche Hollywoodienne. D'où des acteurs priés de mettre le maquillage de côté, et un jeu naturaliste pas très éloigné de celui des grands comédiens, en particulier Keaton, Lloyd ou les acteurs de l'écurie Roach. Mais là ou Lloyd évolue le plus souvent dans un milieu aisé, Californien (Voir à ce sujet le très injustement sous-estimé Hot Water de 1924), là ou Keaton est souvent cantonné à une misère en marge, John Sims est un contribuable moyen, employé de bureau, qui vit dans des conditions décentes mais absurdement spartiates. Et Vidor va souvent utiliser des transitions magiques, à l'ironie douce-amère, pour souligner la situation des jeunes époux: une séquence les quitte amoureux et fébriles, mangeant un pique-nique avec en toile de fond les chutes du Niagara, et la suivante commence par une vision de John, qui joue du ukulélé sur un fauteuil chez lui. Derrière lui, une porte s'ouvre: la salle de bain, ou trône la première cuvette de toilettes aperçue dans le cinéma Américain. Du Niagara à la chasse d'eau... On y reviendra d'ailleurs car une scène qui vise à établir la frustration grandissante de John et Mary à vivre dans leur appartement trop petit aura pour prétexte de départ John tentant sans aucun succès de réparer la chasse d'eau, justement...
Mais en plus du naturalisme évident et très accompli du film, ce qu'on retiendra c'est la quadrature du cercle que semble avoir résolu le metteur en scène: à l'heure ou les tenants d'un cinéma populaire et les fanatiques d'un cinéma avant-gardiste s'affrontent, Vidor les unit dans un seul et même film, qui lui permet de montrer l'étendue de son savoir-faire de raconteur d'histoire (Linéaire, chronologique, parfaitement cohérente, avec ses pleins, ses déliés, ses ruptures de ton, son pathos et sa comédie, la totale donc) tout en manipulant le médium cinématographique à sa guise. On a tous en tête les deux plans qui commencent et finissent le drame (Une fois passé le prologue trompeur qui nous annonce John Sims, né le 4 juillet 1900, comme un futur grand homme de la nation!) d'un mouvement inversé de caméra: celle-ci monte le long d'un immeuble, s'approche d'une fenêtre, et on coupe à l'intérieur de l'étage concerné, avec la caméra qui s'approche des employés de bureau, en isolant un et nous présentant John Sims devenu adulte. A la fin, on quitte les Sims qui ont choisi de se réconcilier en allant au music-hall avec leur fils, et la caméra en s'éloignant révèle une foule de spectateurs, dont nous ne distinguons plus ni John ni Mary.Tout le film est mis en scène main de maitre, par quelqu'un qui a toujours eu un talent pour la mise en image, un sens de la composition particulièrement aigu, mais sans jamais frimer outre mesure. D'ailleurs, Vidor fait un sort aux avant-gardistes de tout poil (C'est l'époque des films formels Allemands, comme le Berlin, symphonie d'une grande ville, de Ruttman, qui accumule 80 mn durant les plans de la ville dans un montage abstrait): il accumule les vues citadines, semblant s'amuser avec la surimpression et le fondu enchaîné, avant de nous montrer ce qui ressemble bien à un plan trafiqué de ville... qui est en fait un reflet authentique filmé dans la vitre d'une fenêtre ouverte. Avec ce plan, Vidor annonce avec moquerie qu'il abandonne soudain toute prétention intellectuelle affichée pour se concentrer sur un reflet de la réalité, tel qu'on ne le verra jamais dans ces films abstraits, ni il faut bien le dire dans les films de plus en plus formatés de la MGM à la fin du muet.
Eleanor Boardman et James Murray, l'infortuné acteur qui ne s'est jamais relevé de la soudaine notoriété que son rôle lui a donné, sont splendides: la justesse de leur performance, leur capacité à se montrer sinon médiocres, en tout cas terriblement ordinaires, tout en se faisant aimer du public, leur beauté inédite car obtenue sans artifices de maquillage, sont encore efficaces aujourd'hui. Le jeu influencé par le burlesque de situation est une idée d'autant plus brillante, que comme le montre très bien Show people, le film suivant de Vidor, il y avait dans le Hollywood de 1927 une démarcation très nette entre les acteurs et les comiques. Ici, pas de chichis, Vidor met tout le monde à plat et obtient de ses acteurs un jeu naturel, sans jamais forcer, et des scènes d'une force incroyable. Et le tout en montrant quand même le parcours de la vie à travers le chômage, le mensonge, et la mort des êtres chers. Le film réussit aussi sans aucune trace idéologique, à faire le portrait d'une société, et le portrait de deux personnes symboliques de cette société, sans aucun réquisitoire. Un constat vibrant mais jamais furieux dans lequel chacun y trouvera son compte... La foule du titre n'y est ni jugée (Même si certains intertitres tendent à pointer du doigt à plusieurs reprises, aucun méchant à l'horizon) ni exaltée. Juste posée là, dans un monde qui ressemble furieusement au nôtre.Tout ça contribue à faire de ce grand film un chef d'oeuvre unique du cinéma Américain.