Comme La Roue, comme Napoléon, J'accuse emporte tout sur son passage... Pourtant, le film prète le flanc à la critique: il a en vérité deux identités. D'une part, celle d'un drame bourgeois et ampoulé, marqué du sceau de l'éternel mélodrame avec roulements d'yeux et bras levés vers le ciel: Dans le petit village d'Orneval, François Laurin (Séverin-Mars) est marié à la belle Edith (Marise Dauvray) mais celle-ci n'a pas fait un mariage d'amour, loin de là... François est une grosse brute, et elle aime encore Jean Diaz (Romuald Joubé), le poête optimiste, qui le lui rend bien et vit avec sa mère. Diaz transcende sa souffrance amoureuse en écrivant des poésies qui sont autant d'odes à la nature, la lumière... Mais surtout à Edith. Quand vient la guerre, François part le premier, et la jalousie va le ravager, d'autant que Diaz, lui, reste au pays. D'autre part, le film est aussi une évocation de la guerre mondiale, à travers la vie dans les tranchées et sur le front de Jean et François, qui vont finir par se retrouver sur le théâtre des conflits, et devenir amis précisément parce qu'ils sont amoureux de la même femme. Ce qui va probablement être le facteur déclencheur de leur rapprochement, c'est qu'Edith va être enlevée par les Allemands, et rester introuvable pendant près de quatre ans... Mais elle reviendra, avec un enfant, né d'un viol...
Gance a souhaité faire de son film une évocaion au plus près, d'un conflit auquel il a participé, et qui l'a bouleversé. Il a fait de son film à la fois une évocation de la destruction, de la folie guerrière, autant qu'une chronique cocardière dans laquelle on laisse asssez peu de chance à l'ennemi d'être évoqué autrement que comme une menace horrifique: la seule scène qui laisse vraiment voir l'Allemand dans le film est celle qui sert de mise en images du viol qu'a subi Edith. Paradoxalement, François Laurin y est aussi vu, dès le début du film, dans sa brutalité, comme une menace ignoble, à travers une scène de violence sexuelle bien plus explicite encore que celle qui attend Edith face aux Prussiens, mais la comparaison ne sera pas vraiment exploitée. Non, digne des films de l'époque, J'accuse ne remet pas en cause l'image d'Epinal de la barbarie Allemande, ni l'idée patriotique... En témoigne un rôle assez embarrassant joué par le père d'Edith, un vétéran obsédé par la perte de l'Alsace et de la Lorraine, et qui regarde tous les soirs une carte de France mutilée de ces deux régions avant de s'endormir. Comme Napoléon, donc, J'accuse ne peut échapper à une certaine dose de ridicule patriotique (pléonasme).
Jean Diaz, donc, est un poète: comme le compositeur de La Dixième symphonie, comme le fils de Sisif dans La roue, comme Beethoven dans Un grand amour de Beethoven, le personnage est au-dessus des hommes, celui qu'a choisi Gance pour le personnifier lui. Mais il va aussi être celui qui donne son sens au film, en devenant progressivement fou, et ce dès la deuxième partie, lorsque la fièvre le fait délirer, et qu'il se met à regarder dans le vide en répétant à l'envi 'J'accuse'. Il est malaisé de comprendre ce que Gance/Diaz accuse: Dieu? Les hommes? les Allemands? Ceux qui n'ont pas fait la guerre, et se sont engraissés? Mais on peut imaginer qu'il s'agit d'une adresse dans le vide, inspirée par le titre fameux du texte de Zola. Quoi qu'il en soit, cette répétition arbitraire, déclinée de multiples façons, est un des aspects du film qui m'a toujours gêné. J'en reste d'ailleurs à cette impression... Mais le film, porté par un souffle épique qui fait oublier le côté suranné du mélodrame à quatre sous du au triangle amoureux, a été tourné par un visionnaire qui a compris qu'on ne pouvait plus tourner la guerre comme on l'avait fait. Il a donc tout reproduit, les tranchées boueuses, les fêtes canailles et avinées improvisées par les poilus pour oublier la mort qui rode, la saleté, les cadavres partout... Et il a eu cette idée, de transcender le symbolisme en faisant se relever les morts, pour de vrai. Bien sur, c'est un fou qui apporte le message, mais la séquence, qui semble donner un semblant de raison d'être au titre du film, est inoubliable...
Mené avec l'énergie coutumière de Gance, dont on voit qu'il commence déjà à expérimenter sur la matière même de l'image et de la continuité cinématographique (montage, cadrage, surimpression), le film est unique en son genre, et l'un des premiers grands films sur la première guerre mondiale. A sa décharge, le cinéma n'a pas encore appris à se doser en subtilité, d'où la grossière charge anti-Allemande, mais on sait que Walsh, Wellman, et surtout Vidor, vont bientôt corriger cette tendance... Aujourd'hui, en tout cas, J'accuse, avec sa richesse phénoménale et son excentricité intacte, avec son ingénuité revendiquée et sa naïveté intrigante, continue de fasciner, et se pose en préambule insolent d'une période de génie pour Abel Gance.