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23 novembre 2014 7 23 /11 /novembre /2014 18:40

Un peintre peint un jeune homme... Le jeune homme est d'une grande beauté, et le portrait lui rend justice de façon spectaculaire. Il fait un voeu, celui d'échanger l'éternité de la beauté contenue dans le tableau contre la mortalité de son apparence... Et est exaucé. Très rapidement, cette vanité, cette obsession de perfection qui est la sienne, va pousser Dorian Gray au crime, noircissant un peu plus son âme chaque jour, ce que semble démentir en permanence la beauté préservée de ses traits. Mais le tableau, lui, devient un reflet de plus en plus repoussant de sa noirceur. Comment en préserver le secret, sinon en accomplissant d'autres crimes?

C'est inspiré par Faust (Dorian Gray ne semble pas vraiment vendre son âme au diable, mais plutôt au mal même) et par sa propre vie qu'Oscar Wilde avait écrit son unique roman, un chef d'oeuvre aux multiples facettes. L'adaptation par Lewin, cinéaste à l'esthétique unique, fonctionne autant en tant qu'adaptation qu'en tant qu'oeuvre personnelle, dans laquelle l'auteur a traduit en termes cinématographiques les obsessions et l'esprit de Wilde, ici plus sombre que cynique, même si son humour transparait, aussi bien dans l'esprit du roman que dans la mise en images hallucinantes de Lewin. Le choix des acteurs, la discipline imposée à tous (Lewin était dans les années 30 un protégé d'Irving Thalberg, et on sent ici une main de fer), qu'ils soient acteurs ou techniciens, la rigueur incroyable du cadre dans un film qui n'a pas un seul plan qui ne puisse être analysé durant des heures, tout contribue à la réussite.

La manipulation des uns par les autres, l'admiration mutuelle, la face cachée des amitiés masculines (L'homosexualité est ici aussi peu dite, et aussi évidente à débusquer que dans le roman), et surtout le rôle de l'art dans la vie, les thèmes sont légion. On saura gré à Lewin d'avoir respecté le choix de Wilde de ne jamais donner corps à l'activité criminelle de Gray, qui restera soumise à ce que chaque spectateur voudra y voir. Pour assister à la vie noire d'un homme qui a choisi de vivre en surface et de cacher son âme dans un grenier, on ne verra pas l'arrière-cour et c'est très bien. Cela renforce la conception inévitablement Victorienne d'une histoire qui vaut précisément pour ce qu'elle cache en permanence ce dont elle parle vraiment: un art dans lequel les Victoriens étaient passés maitre, mais aucun autant que Wilde lui-même. Lewin, lui emboîtant le pas, trouve des moyens incroyables dans la photographie (Il fait le choix d'inscrire son propos dans des plans assez longs, en utilisant aussi souvent que possible la profondeur de champ dans un décor d'une richesse et d'une complexité rares), le décor (Surchargé de sens, par toutes les statues, les tableaux qui sont bien présents devant nos yeux) et un jeu d'acteurs qu'il a voulu dépassionné, aussi froid et posé que possible.

Il a surtout ajouté à l'oeuvre de Wilde des pistes possibles d'explications, des éléments-prétextes qui rassurent le public, mais qui mis bout à bout, ne feront jamais totalement sens: regardez le décor, ce chat qui est si souvent présent, dont Lord Henry Wotton (Interprété par l'immense George Sanders) dit dès le départ qu'il pourrait bien exaucer le voeur de Dorian... Regardez l'importance de Wotton lui-même figure apparement diabolique qui finira par se désolidariser de celui qui s'est cru son élève. Voyez-le, dans une séquence en guise de fausse piste, attrapper un papillon comme on pourrait croire qu'il le fera de Dorian... Voyez la façon dont une publicité pour un opticien, représentant un oeil gigantesque, suit Dorian dans les rues ou il va accomplir peu à peu sa destinée de criminel... Voyez ces intérieurs inquiétants, chargés deleur bric-à-brac, cette accumulation d'objets qu'i vous posent un homme à cette ère de grande disparité sociale, et constatez que chez Dorian, pas un objet ne s'éloigne de la notion de crime, à commencer par ces étranges cubes à grosses lettres qui trahissent l'évolution de la mainmise de Dorian sur ses amis, voire ses victimes...

On n'a pas fini de le voir et de l'analyser celui-ci. Le chef d'oeuvre insolent d'Albert mewin est un diamant noir dans l'histoire pourtant si raisonnable de la Metro-Goldwyn-Mayer. Son message sur l'art, véritable culte de la beauté qu'un homme peut décider de garder pour lui afin de ne pas se révéler, mais qui finit par avoir votre peau, vibre encore grâce à cet étonnant choix, commun aux trois premiers films de Lewin de ne garder la couleur que pour les plans d'un tableau. The moon and sixpence, The picture of Dorian Gray et Bel-Ami en deviennent une vénéneuse trilogie, dont ceci est indubitablement le sommet.

The picture of Dorian Gray (Albert Lewin, 1945)
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Published by François Massarelli - dans Albert Lewin