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30 décembre 2014 2 30 /12 /décembre /2014 09:51

Réalisé entre les expériences de The cheat et The golden chance d'une part, et les audaces formelles de The whispering chorus d'autre part, il est tentant d'attendre de grandes choses d'un tel film; en 1916, le très long métrage est dans l'air; à la suite des européens, et notamment des Italiens qui ont montré la voie (Quo vadis?, 1912; Cabiria, 1914) Griffith s'est, le premier, engouffré dans la brèche et en a largement récolté les fruits avec The Birth of a Nation (1915); en cette nouvelle année, le maestro travaille sur Intolerance, son rival Thomas Ince va sortir Civilisation; quant à DeMille, qui avait le premier dégainé son long métrage en 1914 avec The Squaw Man, il avait déjà rodé sa diva Geraldine Farrar sur un Carmen en 1915, il lui confie donc un rôle spectaculaire dans un Jeanne d'Arc scénarisé par l'inévitable Jeanie McPherson. A coté des deux films de ses concurrents précédemment cités, ouvertement pacifistes, la présence de ce Jeanne d'Arc, qui fait d'ailleurs une petite intrusion sur le front de 1916 peut paraître intrigante: l'Amérique de 1916 est non-interventionniste; créant un film spectaculaire à destination du public, l'accent mis par sa Jeanne sur l'action, l'hommage rendu aux belligérants Anglais restent étonnants... A moins qu'il n'y ait une explication "politique" toute simple... Sur laquelle nous reviendrons.

Geraldine Farrar, la première star de Cecil B. DeMille, était cantatrice avant d'interpréter quelques rôles auprès du metteur en scène; soucieux de publicité personnelle, le réalisateur avait à coeur de créditer convenablement ses acteurs, à plus forte raison s'il étaient déjà des vedettes, et il sera le premier à le faire, poussant Griffith à faire de même, à la demande des intéressés eux-mêmes. Farrar n'est pas un modèle de subtilité, et sa Jeanne est largement tributaire des traditions de jeu ampoulé des premiers temps du cinéma, d'autant que DeMille l'a souvent laissée faire.

La mise en scène est parfois décevante, confirmant le soupçon d'un DeMille faisant le choix soit d'expérimenter, soit de raconter des histoires à grande échelle, et cela explique la mise en scène simpliste et peu aventureuse de films ultérieurs comme ses Ten commandments de 1956, qui ne brillent pas par l'avant-gardisme. Comparé à Intolerance de la même année, les scènes "intimistes" de ce Joan sont parfois plates. Par contre, lors du siège d'Orléans, passage obligé, DeMille s'en sort avec un impressionnant panache, grâce à l'armée de figurants qu'il a mobilisés, et un montage assez serré; lors du procès, un passage délicat pour tous ceux qui ont vu et revu La passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, il entame la scène par une vue d'ensemble de la salle d'audience, puis nous montre les juges par deux panoramiques sur leurs faces inquiétantes, qui souligne l'impression de Jeanne d'être soumise à un destin contraire. En revanche, il gâche tout en nous montrant celle-ci arriver encadrée de gardes géométriquement rangés à la façon des girls dans les films Pathé de 1905... Il nous gratifie de belles scènes plus tard, lorsqu'il souhaite souligner la duplicité des juges qui montent une fausse évasion pour mieux confondre la jeune femme et, heureusement, il réussit l'exécution, utilisant la fumée pour masquer/montrer Jeanne, et alterner suivant la tradition les plans de la suppliciée, les plans de la foule désormais acquise à la jeune femme, et les plans des gardes et des juges (Wallace Reid est en charge de la célèbre réplique, sur un intertitre: nous avons brûlé une sainte). La couleur y est aussi convoquée avec des plans dans lesquels les flammes sont colorées à la main...

Mais ce n'est pas la fin du film; encadrée par la vision des tranchées de 1916, l'histoire de Jeanne trouve un écho lorsque Geraldine Farrar, en robe blanche de sainte avec une armure, apparaît à un soldat Britannique à l'heure du sacrifice pour le pousser à commettre une action héroïque, afin d'être pardonné définitivement de la mort de Jeanne d'Arc. La séquence fait à nouveau appel à la couleur, avec une utilisation intelligente du virage et du teintage, lors des scènes de nuit. Mais ce final un peu ridicule n'a rien à envier à Intolerance, dont les dernières images sombrent dans l'imagerie la plus dégoulinante, mais le message reste plutôt remarquablement interventionniste. Sans doute s'agissait-il de rassurer le public Anglais, mis à mal par le film, tout comme les Français,qui lâchent Jeanne de façon assez brutale: une façon diplomatique pour DeMille d'assurer ses arrières, dans la mesure où il vise une exploitation en Europe. Et puis le film tente l'impossible: parler de la guerre de cent ans, de Jeanne d'Arc, sans s'aliéner le public Anglais, sans mettre à mal le public français. Il fallait l'oser... Tout ceci me semble être après tout une justification suffisante pour le prologue et l'épilogue. 

On s'en doute, il ne faut pas chercher ici la vérité historique, c'est plutôt la vignette qui intéresse le metteur en scène, le spectacle, le souffle. La simplification et l'altération de l'intrigue sont de mise, mais tout celle n'empêche pas les obsessions DeMilliennes d'apparaître, depuis le sacrifice du personnage principal (Une constante chez DeMille, de The Squaw Man aux Ten commandments) jusqu'à l'inévitable assimilation entre la débauche d'une classe et la tentation du mal, ainsi nous montre-t-on Charles VII, après avoir lâché Jeanne, qui s'adonne en sa cour à une crapuleuse orgie dont le metteur en scène avait décidément le secret, et qu'il resservirait à bien des occasions, notamment son Manslaughter (1922)... Quant au féminisme ou à la féminité affichée dans le titre, c'est tout simplement un moyen d'attirer les foules plus qu'un commentaire social; le personnage de Jeanne se trompe lourdement lorsqu'elle sauve le personnage (Fictif) de Trent (Wallace Reid) dont elle est amoureuse: celui-ci sera sa perte, son Judas. Mais elle nous est souvent soulignée comme avenante, séduisante (Dans la plus pure tradition de l'opéra, cantatrice de 1916 oblige), et bien sur elle est une tentation pour les plus avinés de tous les soudards. Donc on serait peu tenté de parler de féminisme ici...

Le plus drôle dans tout cela, c'est de penser que DeMille était probablement sincère, qu'il croyait dur comme fer en cette paysanne dont il avait trituré l'histoire de façon assez grossière, obtenant de la sorte un film certes ambitieux, mais qui manquera singulièrement son but: le film ne sera ni un flop, ni un succès, à l'instar des productions concurrentes. Le film de très long métrage attendra la décennie suivante pour fleurir, et DeMille reviendra à de type de spectacle en 1923. On peut d'ailleurs extrapoler, et émettre l'hypothèse de la sincérité du metteur en scène sur tous ses films, y compris les pires... En attendant, nous voici avec un bien étrange objet sur les bras, fascinant et encombrant à la fois... Mais crucial pour son personnage principal: c'est le premier long métrage d'une impressionnante série; c'est le dernier film "libre" (C'est-à-dire avant les obligations imposées par la canonisation et le passage du statut de personnage de légende à héroïne nationale pour les Français, surtout ceux des franges Catholiques les plus droitières) consacré au personnage, et c'est le seul à prendre suffisamment de libertés avec le personnage pour en faire, justement, une femme. D'où le titre. Et DeMille a quand même su utiliser certains motifs qui rappellent son talent: on notera une constante obsessionnelle de Cecil B., le feu qui devient,comment y échapper, le motif principal de toute la dernière bobine; envahissant l'écran lors de l'exécution, faisant littéralement disparaître Geraldine Farrar, puis autorisant un fondu magistral avec le présent, centré sur la flamme vacillante d'une bougie; enfin, l'explosion d'une bombe, promise dès le début du film dans le prologue 14-18, offre à cette histoire de flamme historique un point d'orgue approprié. De plus, le film a été tiré en couleurs, avec des teintes concurrentes, du plus bel effet. Et puis le chef-op Alvin Wyckoff fait des merveilles du début à la fin, comme toujours. DeMille et lui ont eu recours à leur péché mignon, dans une scène au sens obscur: les surimpressions, lorsque Jeanne est visitée par de fantomatiques juges en cagoule. Quel dommage que sur l'ensemble de ce film, DeMille ait manqué de l'inspiration géniale de The Golden Chance , même si les films sont de deux genres différents, ils concernent tous deux une femme parfois tiraillée entre sa conscience et sa mission. DeMille féministe? ...Voir plus haut pour mes doutes sur le sujet.

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Published by François Massarelli - dans Cecil B. DeMille Muet 1916 *