Dans le Paris des années 30, Victoria Grant (Julie Andrews) est une artiste lessivée: c'est la crise, et personne n'a d'utilité pour une coloratura qui chante au premier degré des chansons populaires ou du jazz light. Son audition pour "Chez lui", une boîte de nuit un peu particulière (On y cultive le mélange des genres, en quelque sorte) n'a rien donné, et elle est au bout du rouleau, n'ayant pas pu manger ni payer son loyer depuis un certain temps. Elle fait la connaissance d'un autre outsider, le chanteur Toddy (Robert preston) qui vient de se faire virer du même club, et celui-ci a une idée inédite: puisque ni Toddy, chanteur gay qui s'est fait virer de partout, ni Victoria, chanteuse straight qui ne convainc plus personne, ne parviennent à percer, ils vont inventer un bobard: Victoria sera désormais Victor, conte Grazinsky, un artiste Polonais homosexuel exilé, qui a fui l'intolérance pour les night-clubs plus accueillants de la capitale Française. Sa spécialité? Incarner une chanteuse, une vraie... Et contre l'attente de Victoria très mal à l'aise devant l'idée de son ami, l'idée s'avèrera triomphale. Victor / Victoria devient la coqueluche de Paris.
Victor Victoria, remake d'un film Allemand de 1933, Viktor und Viktoria réalisé par Reinhold Schünzel, est, après une décennie loin des films en costumes, la revanche de deux artistes... Blake Edwards et Julie Andrews ont même plus d'une revanche à prendre, en effet; d'une part, le metteur en scène a accumulé jusqu'au milieu des années 70 les échecs commerciaux et les déconvenues face aux décideurs du cinéma Américain, ce qui l'a forcé à partir en exil vers l'Europe, et accessoirement à compter sur Peter Sellers jusqu'à la mort de celui-ci pour redorer son blason. Cette série noire est en particulier marquée par deux échecs: Wild rovers, western peu convaincant de 1971, mutilé par la MGM, et surtout Darling Lili (1970), grandiose production Paramount, située dans le milieu du spectacle d'un Paris de pacotille durant la première guerre mondiale. D'autre part, Julie Andrews, l'épouse de Blake Edwards, était l'interprète principale de ce dernier film. Les points communs entre Lili et Victor Victoria sont nombreux, en effet: Julie Andrews, bien sur, y interprète dans les deux cas une chanteuse, qui gravite autour du milieu du music-hall. dans les deux films, l'héroïne n'est pas ce qu'elle prétend être, et va se trouver à séduire une personne très inattendue. Dans Darling Lili, c'était l'officier Anglais interprété par Rock Hudson; ici, c'est King Marchand (James Garner), un promoteur de spectacles Américains lié au grand banditisme. Mais là où Lili était une vedette arrivée et célébrée, Victoria est passée à côté du succès,jusqu'à ce qu'elle participe à la mascarade. Mais Victor Victoria sera, heureusement un énorme succès: la revanche pour les deux artistes, vous disais-je, et peut-être même le couronnement de leurs deux carrières, un film dont il pouvaient tous deux être fiers, à juste titre.
Le film part finalement d'un simple acte de foi: il suffit probablement de se convaincre que le public peut confondre Victoria avec un homme, ce qui nous est à nous impossible d'une part parce que nous sommes au courant du pot-aux-roses depuis le début du film, et d'autre part parce que c'est Julie Andrews! Mais l'astuce, c'est bien sur de se dire que si on croit que les autres vont pouvoir le croire, alors le tour est joué. Et une scène magnifique nous permet d'avaler le tout: dans son numéro, Victoria interprète donc un homme qui joue à être une femme, qui doit donc passer pour une femme lors de sa première prestation. Peu couverte, sinon stratégiquement, Julie Andrews est surtout maquillée de façon experte. Lorsque la chanson est finie, elle enlève sa coiffe, qui révèle ses cheveux courts, et son expression devient alors une posture de défi, d'arrogance toute masculine. De quoi brouiller les pistes, d'autant que "Victor" est sensé être gay! Ce qui permet à Edwards de jouer sur tous les tableaux, de lancer en même temps un plaidoyer pour la tolérance face à la différence, incarnée avec brio par Robert Preston, et une réflexion amusée mais qui fait mouche sur la condition de la femme. Coincée dans son succès, Victoria tombe amoureuse, mais devra demander à son amant d'assumer de vivre avec une personne que tout le monde devra prendre pour un homme, car il lui faut travailler, et elle ne peut le faire que travestie et si tout le monde croit à sa condition. Lui de son côté, va passer par de nombreux stades: ému parce qu'il essaie de se persuader qu'il n'est pas amoureux d'un homme (Il lui faudra vérifier avant de se lancer), puis embarrassé par les exigences de celle qu'il aime, alors qu'il lui demande simplement de l'épouser et d'abandonner son travail, comme si c'était parfaitement naturel. Enfin, traîné dans une boite gay, il doit ensuite aller provoquer une bagarre crapuleuse dans un bar à matelots afin de retrouver sa masculinité... On le voit, le jeu sur le genre, la masculinité, l'homosexualité va assez loin. Les dialogues écrits par Edwards lui-même sont d'ailleurs à ce titre toujours savoureux.
Le complice Henry Mancini est toujours là, à la fois très présent (ce n'est pas un musical, mais un film situé entièrement dans le domaine du music-hall, il y a donc du travail), et relativement discret: pas de coup d'éclat, non, tous les projecteurs sont sur Julie Andrews (Et sur Preston qui chante par deux fois, ainsi que Lesley-Ann Warren, qui chante une chanson avec un atroce accent New-Yorkais lors d'une scène située à Chicago chez les gangsters). Et puis, il y a ce style qui renvoie à Breakfast at Tiffany's, ce mélange soigné à l'extrême de sophistication et de burlesque visuel, qu'on a retrouvé de film en film, avec The great race ou The party, et que le metteur en scène a plus ou moins abandonné en le déséquilibrant, forçant un peu trop sur la dose comique, sans trop soigner le reste. Ici, son académisme bien assumé, à travers le tournage effectué dans des conditions royales à Pinewood (Londres), joue pour lui en permettant un résultat de grande classe... Victor Victoria, ou la célébration du style Edwards dans toute sa splendeur! Et après deux films qui tendent à permettre au metteur en scène de régler ses comptes avec l'age (10) et avec les studios (S.O.B), on est plutôt dans une perspective artistique nettement plus positive. Quand je dis que Blake Edwards et Julie Andrews ont du en être fiers, je ne pense pas me tromper: en 1995, ils ont tous les deux porté sur les scènes de Broadway une adaptation théâtrale... Chant du cygne, sans doute, mais en attendant, quel film magnifique...