Las Piedras, Uruguay, dans les années 50, un petit, tout petit patelin particulièrement miteux ou échouent des dizaines d'occidentaux: Américains, Anglais, Italiens, Allemands, et Français cohabitent à la recherche du moindre travail qui leur permettra de réaliser leur rêve: partir. Tous sont des aventuriers, d'anciens soldats voire peut-être des bandits, pire encore: on est en Uruguay et on peut tout imaginer. Quoi qu'il en soit, le village est inhospitalier, et le travail est plus que rare: il n'y en a pas. Seule la S.O.C., une compagnie pétrolière Américaine qui a totalement colonisé la région, en offre, et elle est en position de force, donc elle est très regardante. Un jour,ils doivent justement embaucher quatre hommes pour arrêter un incendie sur un site. Les hommes doivent parcourir des centaines de kilomètres avec de la nitroglycérine, afin de la transporter sur le site, en deux convois. Chacun des deux camions sera conduit par deux hommes, et l'idée d'envoyer deux équipes se justifie rationnellement: les routes du pays étant particulièrement cahoteuses, les camions tellement vieux, une équipe peut aisément être amenée à finir le voyage seule. Les quatre hommes qui sont choisis ont tous un grand intérêt à partir. Bimba (Peter Van Eyvck), l'ancien résistant Allemand, souhaite revoir l'Europe maintenant que les nazis sont partis; Luigi (Folco Lulli), le maçon, sait que s'il continue son travail, la poussière finira de détruire ses poumons; les deux Français enfin voudraient revoir Paris: Mario le joli coeur (Yves Montand) en a marre de Las Piedras, et le dernier arrivé, l'inquiétant Monsieur Jo (Charles Vanel) a probablement la bougeotte lui aussi. Tous convoitent les deux mille dollars que le dangereux voyage pourrait leur rapporter...
Clouzot avait quitté le cinéma en 1949 sur un dernier échec, une comédie qui était fort éloignée de son style; d'une certaine manière, cet impressionnant récit achève lui aussi une forme de mutation pour le cinéaste, en lui permettant de raffiner une forme de suspense qui a rarement été aussi bien exploitée qu'ici. Le metteur en scène, qui va bientôt s'en faire une spécialité (Les Diaboliques, Les espions, La vérité), se plait à jouer avec nos nerfs dans des scènes d'anthologie qui à elles toutes seules justifient a posteriori le temps impressionnant (Une heure environ) consacré à l'exposition. Clouzot nous détaille avec talent et aussi une solide et habituelle dose de méchanceté, la vie à Las Piedras, le quotidien des vagabonds qui vivent en s'ennuyant ferme; l'un d'entre eux s'ennuie tellement qu'il s'occupe à cracher sur les pieds du patron de la taverne locale (Dario Moreno) uniquement parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Et omniprésents, dans les conversations ou par des apparitions furtive d'un sigle, les Américains de la S.O.C. sont un peu la promesse crapuleuse d'un ailleurs...
Pourtant le film est très critique à l'égard de cette présence Américaine, ce qui vaudra au film d'être longtemps censuré. Mais il n'y a pas que cet arrière plan politique qui le lui vaudra: à Mario, qui s'il s'ennuie et ronge son frein à Las Piedras, a au moins une consolation en la personne de la belle Linda (Véra Clouzot), le metteur en scène va donner une camaraderie pour le moins équivoque en la personnae de Jo, le dur à cuire, qui s'avèrera être finalement un lâche. Car Le salaire de la peur est un peu une étude des hommes entre eux, un voyage clandestin au pays encore secret, on est en 1953, de l'homosexualité, tout comme Les diaboliques posséde un sous-texte consacré au lesbianisme. Donc, entre le suspense à couper le souffle, la critique violemment anti-Américaine, et le parfum capiteux d'homosexualité qui souffle dans le film, on se dit que ça fait beaucoup... Mais ça fait surtout de ce chef d'oeuvre un gros, un pur classique...
Un film d'hommes, certes, mais une réflexion aussi sur l'entr'aide, la fraternité, l'image de soi, celle des autres; un film qui montre les limites de la possibilité de tenir compte des autres dans certaines situations extrêmes. Clouzot étant Clouzot, on sait que Vanel et Montand ont pataugé dans une mixture qui n'était sans doute pas du chocolat au lait lorsqu'il a fallu tourner la scène célèbre de la mare de pétrole, et le réalisme du film entier est d'une rare âpreté. Mais c'est un classique aussi de par sa forme si cohérente, avec cette intrigue qui passe par la description minutieuse et remplie de présages (La mare au milieu du village, les camions qui vous éclaboussent: rien n'est gratuit) de ce village dans lequel un drame futur va prendre naissance...
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