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13 mai 2015 3 13 /05 /mai /2015 15:57

Au XVIe siècle, des paysans vivent dans un village cerné par les conflits. L'un d'eux, Genjuro (Masayuki Mori) réalise le profit qu'il peut tirer de la situation politique, quand tous les régiments en campagne peuvent acheter des denrées. Il est marié à Miyagi (Kinuyo Tanaka), une femme qui l'assiste avec bonne volonté mais qui s'inquiète de voir les conflits se rapprocher et devenir de plus en plus violents... Pris de rêves de grandeur, et potier à ses heures perdues, Genjuro décide de tenter de vendre des pots par dizaines avec l'aide de son voisin Tobei (Eitaro Ozawa), un homme qui n'est pas contre un petit profit de temps en temps mais dont l'ambition serait plutôt de devenir samourai... Comme il est d'extraction modeste son épouse Ohama (Mitsuko Mito) essaie de lui faire comprendre qu'il lui faut revenir sur terre. Un jour qu'une troupe vient piller le village, le hasard fait que les pots de Genjuro sont cuits à la perfection, il décide de jouer le tout pour le tout, et les deux couples, accompagnés de Genichi, le fils de Genjuro et Miyagi, se rendent à la ville pour y placer des marchandises. Il leur faut traverser un lac en bateau, mais pendant la traversée, ils croisent un bateau à la dérive. A l'intérieur, un homme mourant les exhorte à rebrousser chemin, avant de succomber. Miyagi décide de repartir, mais les trois autres se rendent en ville... Ce n'est pas une bonne idée.

A partir de là, Mizoguchi va séparer ses protagonistes, incluant Miyagi, qui va faire une bien mauvaise rencontre alors que le village est livré au chaos et au pillage. Tobei, le premier à quitter ses compagnons, va suivre une troupe de samourais, et concrétiser son rêve de devenir un seigneur de la guerre; Omaha pour sa part va rencontrer elle aussi une troupe de soldats en cherchant son mari, mais son destin en sera radicalement changé, d'une façon scabreuse; enfin, Genjuro, en honorant une commande d'une belle et noble dame, va mettre un pied dans le fantastique, et tomber entre les mains de spectres dangereux...

Mizoguchi, consacré au Japon pour ses drames réalistes impliquant généralement le point de vue d'une femme amenée à la prostitution, change ici radicalement de registre, adaptant deux nouvelles fantastiques de Ueda Ukinari, publiées dans un recueil intitulé Contes de pluie et de lune. Il en profite aussi pour adapter une nouvelle de Maupassant, Décoré pour le segment consacré à Tobei et son épouse malheureuse. C'est pour le moins un film qui tranche complètement sur son oeuvre, et le point de vue de plusieurs critiques Japonais est que le metteur en scène a plus ou moins trafiqué un film pour plaire à l'occident, et ajouter à son succès récent avec Les amants crucifiés lors de festivals, un succès commercial planétaire... Je ne sais pas dans quelle mesure cette accusation est fondée. Si effectivement le film est bien différent des oeuvres habituelles du metteur en scène, il est un objet bien plus complexe que ses détracteurs ne le prétendent... Il est aussi une introduction magnifique à l'art et la thématique de l'un des plus importants cinéastes du pays, si différent aussi bien d'Ozu, de Naruse que de Kurosawa.

Pour commencer, réduire Mizoguchi à un commentateur sur le Japon contemporain serait absurde. il a déjà, après tout, donné dans tous les registres cinématographiques, adaptant déjà Maupassant dans les années 30 (Boule de suif), adaptant aussi Hugo voire Maurice Leblanc dans les années 20! Ses films tournent souvent autour d'un protagoniste féminin, et sont souvent un commentaire acerbe sur la prostitution ou du moins la condition féminine. Mais on rejoint souvent ce commentaire dans Ugetsu: l'intrigue picaresque de Tobei va avoir, dans la vie d'Ohama, une conséquence tragique, la poussant vers la prostitution, et l'ambition absurde (Et dénuée de vraie gloire, car il lâche la proie pour l'ombre, en se contentant d'une gloire dérobée) de l'homme devient ici la cause inévitable de la déchéance de la femme. Mais Mizoguchi en multipliant les personnages, et les intrigues diversifie aussi les points de vue, tout en changeant ave virtuosité de ton. Il passe d'une peinture d'un monde en proie au chaos à un récit fantastique, en passant par le conte cruel de l'homme qui retrouve sa femme dans un bordel! Et le récit nous laisse parfois dans le doute, dès l'anecdote du passage sur le lac embrumé, qui ressemble à s'y méprendre à un passage vers l'au-delà...

Mizoguchi, dont la maitrise en matière de direction d'acteurs n'est jamais prise en défaut dans ce film (Aux quatre acteurs cités ci-dessus, il convient d'ajouter la star Machiko Kyo pour un rôle intrigant et mémorable, comme d'habitude!), nous rappelle qu'il est aussi le maître du plan-séquence, montrant en plan d'ensemble les paysans du village qui bivouaquent pendant que les soldats pillent les maisons, ou encore la façon dont Tobei profite du chaos pour tuer un samourai vainqueur et lui dérober la tête d'un ennemi prestigieux. Et surtout, dans les deux plans-séquences les plus spectaculaires de son oeuvre, il fait passer un personnage vers l'au-delà en le faisant entrer un bâtiment en ruines qui devient avant la fin du plan un château ou une maison en parfait état, habitée par des êtres apparemment vivants. Le metteur en scène, aidé par la magnifique photo de Kazuo Miyagama, nous livre un film dans lequel il passe d'un monde à l'autre, du réalisme le plus tangible au conte, ou à l'histoire de fantôme, s'amusant à jeter le spectateur dans le flou le plus artistique concernant le passage du temps.

La beauté du film n'empêche pas le propos de Mizoguchi, comme d'habitude, de montrer par ses intrigues savamment cousues entre elle en dépit de leurs pedigrees si différents (Mizoguchi s'est fait aider de deux scénaristes, Yoshikata Yoda et Matsutaro Kawaguchi pour les lier) un point de vue innovant sur son thème de prédilection: non qu'il ait été féministe, mais le metteur en scène était à la fois fasciné et révolté par la condition de la femme au japon. Ici, il s'évertue à prouver que l'ambition débridée des hommes, qu'elle passe par un certain savoir-faire, par des considérations économique, par la rêverie quasi-enfantine ou par une sorte de narcissisme immature, mène immanquablement les femmes à la perdition, que ce soit la déchéance sociale ou la mort... une fois de plus, certes, mais avec quel brio!

 

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Published by François Massarelli - dans Kenji Mizoguchi Criterion