La carrière entière de Spielberg tourne autour de deux axes fondamentaux du cinéma, qu'à mon sens il a repris de Hitchcock lui-même; non qu'il les lui ait volés, loin de là. Il en a repris le flambeau, dans un improbable passage de relais, qui s'effectue grâce, précisément, à Duel. C'est assez rare pour être signalé: ce long métrage est en réalité un film de télévision, tourné spécifiquement pour l'émission d'ABC Movie of the week, et Spielberg a fait des pieds et des mains pour le tourner, car il avait lu la nouvelle de Richard Matheson et avait eu vent du script. Plus notable encore, le metteur en scène, qui n'avait que vingt-cinq ans, n'avait aucun vrai long métrage à son actif, si ce n'est un épisode de Columbo (Murder by the book). Et ce film est ce que Spielberg a obtenu en 12 ou 13 jours de tournage, après avoir fait le choix difficile de tout tourner en extérieurs, ce qui se voit dans le réalisme impressionnant de cette histoire, qui rappelons-le est celle d'un homme conduisant une voiture sur les routes désertiques de l'Ouest, qui voit tout à coup un camion le choisir comme jouet, et lui mener une vie infernale sur la route jusqu'à un point de non-retour. On ne verra jamais le visage du camionneur, et tout le film est vu du point de vue de David Mann (Dennis Weaver), le conducteur forcé de trouver en lui la force et l'ingéniosité primale qui lui permettront de faire face à son tueur potentiel.
Je parlais donc des deux axes Hitchcockiens qui ont comme par enchantement été donnés à Spielberg, comme un héritage avancé si on veut, puisque Hitchcock était après tout encore en activité au moment du tournage de Duel: D'une part, tous les films de Spielberg, toutes les scènes même, sont organisées autour de la notion de regard. Vous pouvez vérifier, c'est une obsession. D'autre part, le metteur en scène a pris au pied de la lettre la transgression contenue dans Psycho (dont certains passages de la musique composée par Billy Goldenberg pour Duel reprennent d'ailleurs la violence de la magnifique partition de Bernard Herrmann), et a fait de tous ses films des défis, en proposant de montrer ce qu'on n'a jamais vu ou ce qu'on n'ose jamais imaginer (tout comme Hitchcock avait révolutionné la représentation du crime avec Psycho entre autres): un requin qui attaque un bateau, un OVNI qui se pose, un paysage rehaussé d'un nombre incalculable de dinosaures, le débarquement de Normandie "comme si vous y étiez", l'attaque de New York par des vaisseaux infra-terrestres...Spielberg a rendu possible au cinéma tellement de choses... Eh bien ça commence avec Duel, et son incroyable pitch de départ: man meets truck...
Le film est dénué de toute tricherie, et repose finalement sur une montée pure du suspense, qui coïncide avec la lente mais sure transformation du personnage principal, qui va passer de "Je n'en crois pas mes yeux" (car pour rester dans les allusions au regard, n'est-ce pas ce qu'on se dit, dans plusieurs langages, quand on est confronté à l'impossible?) à un instinct de survie nécessaire. Tout va se jouer entre cet homme qui conduit une voiture rouge, et tente d'échapper à un camion presque sans conducteur, mais pas sans opiniâtreté. La caméra va se situer dans la voiture et autour, et Spielberg maîtrise de façon impressionnante ses dispositifs à une ou plusieurs caméras afin de tourner son petit film. Ce à quoi il est parvenu en treize jours est tout bonnement incroyable, tout comme la maîtrise instinctive des moyens; plans uniques, aux dispositifs difficiles à reproduire, montage grandiose, piste sonore ultra-travaillée... Certes, ce n'était qu'un petit film pour la télévision (dont la version de 1971 s'est vue complétée l'année suivante après un accueil triomphal à Avoriaz), mais quand on voit la carrière qu'il a fait, et ce qu'il porte en germe de Jaws à la série des Indiana Jones, on est bouche bée...