
Fouiller la filmographie de Mizoguchi nous permet d’aboutir rapidement à la conclusion que la majeure partie de son œuvre muette est perdue. Sont aujourd’hui en circulation 5 de ces films, et tous ne sont pas complets. Les facteurs de cette perte importante sont connus : outre l’oubli immédiat dans lequel le muet est tombé après 1930 dans la plupart des pays, il faut ajouter les tremblements de terre successifs qui ont détruit la plupart des films japonais conservés dans les entrepôts des studios. Le Japon a pourtant produit des films muets ou seulement sonorisés jusqu’à 1935, pour tout un éventail de raisons. Ce film est un des films sonores de Mizoguchi: bien que muet, il est narré par des intertitres, lus et complétés par un bonimenteur (« Benshi »). C’est la principale source de gêne de cette version (Manifestement d’époque) : d’une part le Benshi est redondant, voire excessif dans son commentaire (Le final en particulier, un modèle d’économie et de subtilité à l’écran, devient franchement pesant avec l’ajout du boniment), et comme les éditeurs de la version publiée en France (Carlotta) on fait correspondre les sous-titres au boniment, au lieu des intertitres, cela se fait souvent au détriment de l’image.
Mais au-delà, le film est souvent étonnant, par l’audace de sa structure, avec deux flash-backs imbriqués l’un dans l’autre : L’histoire nous conte la rêverie d’un homme et d’une femme, réunis à leur insu sur un quai de gare par une panne d’électricité, et chacun d’entre eux associe le lieu à leur passé commun lorsque Geisha la jeune femme avait étudié le jeune homme étudiant, et lui avait sauvé la vie, tout en sacrifiant la sienne. A un moment, l’homme jeune génère un flash-back pour expliquer les circonstances dans lesquelles il a quitté sa grand-mère au village natal.
Egalement à noter, Mizoguchi en 1934 fait dire beaucoup de choses à ses plans, changeant de point de vue, en utilisant beaucoup l’arrière-plan, et bougeant la caméra de façon significative : on sait l’importance du plan-séquence dans les chef-d’œuvres futurs : ici, le vagabondage de la caméra dans une échoppe de nouilles nous montre d’abord un client qui demande l’addition, puis qui quitte le restaurant précipitamment lorsqu’il ne trouve pas sa bourse ; la caméra nous emporte alors à travers un rideau vers le couple de héros qui mange, pour une fois, à sa faim : la jeune femme fournit la nourriture : on sait qu’elle a volé, afin de nourrir son ami.
Avec ce mélodrame, la thématique de Mizoguchi est déjà en place, et cette histoire d’un couple qui va essayer de lutter contre le déterminisme social qui pousse les femmes vers la prostitution en annonce bien d’autres. Osen, la Geisha qui se rebelle contre les proxénètes-escrocs qui l’emploient, n’est pas encore un personnage aussi fort que Oharu, et ce film apre n’est pas aussi définitif que les œuvres des années 50, mais c’est une expérience qui en vaut bien la peine. Parmi les acteurs, il faut faire particulièrement attention à Isuzu Yamada, qui prête son beau visage à Osen, et qui brille de tous ses feux dans la séquence la plus sublime du film, lorsqu’au moment de son arrestation, elle sort de son kimono (Avec les dents) une cigogne en papier qu’elle fait s’envoler en soufflant vers son ami pour lui signifier que son ame veillera toujours sur lui. La cigogne, préparée de longue date, devient du même coup le symbole de la fatalité, mais nous rappelle que c’est en se saisissant d’un rasoir avec les dents qu’elle s’est enfuie et a déclaré son indépendance. Ces deux scènes nous montrent la limite du champ d’action d’une prostituée dans le japon de ce début de siècle…