On pourrait commencer en faisant comme d'habitude, en soulignant la rareté du film, qui fut perdu pendant 70 ans avant de miraculeusement refaire surface grâce à la ténacité des passionnés et de ses restaurateurs. On ne le fera pas, parce que d'une part il reste encore plus de 70% des films de la même époque à retrouver, et en plus ce prétexte est désormais utilisé pour vendre tout et n'importe quoi... On pourrait aussi arguer du prestige indéniable dot jouit aujourd'hui Henri Fescourt, mais ce serait clairement hypocrite et inutile: ce prestigieux réalisateur, qui dirigea un grand nombre de films entre 1912 et le milieu des années quarante, n'est aujourd'hui présent que dans les cinémathèques, où éventuellement sous la forme d'un double DVD épuisé qui contient le présent film, et un court métrage de 1913 disponible dans l'excellente anthologie Gaumont Le cinéma Premier (Volume 2). Non, je pense qu'il faut rendre à ce film son statut, celui d'une oeuvre flamboyante, exigeante... et populaire. Fescourt, dans les années 20, adaptait Hugo, Gaston Leroux, et faisait du Mandrin, ou du Monte-Cristo. A l'heure où L'Herbier modernisait Zola (L'argent, 1928), où Gance faisait exploser les limites du cinéma avec son Napoléon, Fescourt se livrait à un travail d'adaptation qui avait pour but de véhiculer des versions aussi complètes que possible de classiques populaires... Et la formule était gagnante, tant il est impossible de lâcher ce Monte-Cristo avant la fin, au bout de 3 heures et quarante minutes de films (Notons que pour les autres feuilletons du metteur en scène, on peut facilement compter le double...).
Monte-Cristo colle bien sur au roman de Dumas, démarrant par l'insouciance méridionale du retour d'Edmond Dantès au pays après un long voyage durant lequel le second a du prendre la place du capitaine décédé. On est en 1815, et l'ombre de Napoléon est encore partout. Justement, on dénonce Dantès, qui a fait un détour vers l'île d'Elbe pour voir l'empereur... Cette dénonciation malhonnête est le fruit d'une jalousie, celle de Fernand Mondégo, un concitoyen de Dantès qui convoite la main de Mercédès, sa fiancée. Un témoin de la traîtrise existe, la marin Caderousse, mais il a décidé de se taire... Enfin, le procureur de Marseille qui pourrait limiter la casse pour Edmond l'enfonce plutôt, car son père a des sympathies Bonapartistes et l'affaire pourrait faire surgir d'encombrantes vérités. Dantès prisonnier au château d'If, Mondégo peut tranquillement consoler puis épouser Mercédès, le procureur De Villefort peut monter en grade, et Cadérousse qui aime tant le vin va pouvoir s'offrir une petite auberge... Mais Dantès, même prisonnier, n'a pas dit son dernier mot...
En enlevant un ennemi au héros (Danglars, le comptable du bateau dont Dantès est le second, qui a comploté avec Mondégo), Fescourt raccourcit l'intrigue sans en enlever le sel. ET le film se déroule en deux parties, la première riche en péripéties (L'arrestation, le cauchemar du château d'If, la rencontre providentielle avec l'abbé Faria, l'évasion spectaculaire, le sauvetage de Dantès par des pirates solidaires, puis sa découverte du trésor de Faria, et dans une deuxième moitié, le début des intrigues qui vont mener à la vengeance), la deuxième a été tournée surtout en intérieurs: le salon des Morrel, la somptueuse salle de bal, le luxueux théâtre, les décors exotiques de la mystérieuse résidence de Monte-Cristo et le palais de justice. Cette deuxième partie plus courte est surtout consacrée à la manipulation de vengeance de Dantès, mais on y a droit à un duel, et à diverses péripéties aussi, notamment liées à la personnalité incontrôlable de l'orphelin Benedetto... Mais Fescourt repose, avec jean Angeo, sur un Dantès minéral, digne et sobre en toute circonstance... Le reste de la distribution est à la hauteur, avec une mention spéciale pour le splendide Jean Toulout (Villefort), et bien sur Gaston Modot dans le rôle de Mondégo. Les imports Allemands (Lil dagover, Mercédès, et Bernhard Goetzke, Faria) nous rappellent la tentative de plusieurs compagnies de fédérer un cinéma Européen, comme le faisaient la UFA et l'Albatros en cette période. Et le film, à la veille de l'arrivée du parlant, introduit quelques jeunes acteurs promis à un bel avenir (Marie Glory, et Pierre Batcheff, mais pour ce dernier, on le sait, la chance a tourné autrement...). Et Fescourt que le film inspirait de toute évidence, se laisse emporter, et transcende avec génie le matériau essentiellement populaire, en mettant sa mise en scène au service du frisson, et de la fougue, là où Angelo se retient, Fescourt se laisse aller... Et on en redemande. On en veut d'autres, même, Les Misérables, Mandrin, Rouletabille... Allez, les éditeurs, un bon mouvement!