La deuxième moitié des années 30, pour le cinéma Américain, est un peu l'âge de l'affadissement: les cols cessent d'être des décolletés, les conversations deviennent plus sages, les lits deviennent jumeaux, et les films de gangsters se dotent de morales convenables et rassurantes. Pourtant, beaucoup de films, et de fait beaucoup de studios font de la résistance. Les films Warner restent à leur façon aussi fascinants, mais pour des raisons souvent différentes, après l'instauration du "code de production" en 1934. Les frères Warner ont fait un pari inattendu, celui de coller au plus près de l'administration Roosevelt, en soutenant l'effort de reprise engagé par les gouvernements successifs de l'inamovible président démocrate. Il en ressort l'impression d'une production qui renvoie systématiquement aux plus riches heures de la période.
Comme Black Fury (Curtiz, 1935), ou comme les films humanistes de William Dieterle, Black Legion propose un regard brûlant sur une certaine actualité. Et si les films qui osaient s'attaquer à la montée du fascisme (un mouvement qui, rappelons-le, fascinait les dirigeants des studios Américains!) restent rares, ce Black Legion joue sur plusieurs tableaux: d'une part, il nous montre les agissements d'une milice auto-proclamée qui a vraiment existé, et se situait dans le sillage du Ku-Klux-Klan, et d'autre part, le film ambitionne de nous montrer le mécanisme qui transforme un Américain moyen, bon mari et bon père de famille, en un fasciste.
Frank Taylor, un homme respecté et un peu fanfaron, qui travaille dans une usine depuis quelques années, attend une promotion qui ne peut que lui revenir, du moins le croit-il: il est rigoureux, respectueux des ordres, motivé... Il prend très mal que ce soit un autre, un certain Joe Dombrowski, qui reçoive la récompense, et Frank est dès lors sollicité par un groupe de la "Black Legion" locale, afin de gonfler leurs rangs. Désormais, il sort tous les soirs avec eux, participe à des intimidations, des expéditions punitives, jusqu'au jour où ils commettent un meurtre...
Bogart avant High Sierra, c'était plus ou moins systématiquement un malfrat, mais ce film (Comme l'encombrant The return of Dr X) fait exception à la règle, car Frank Taylor est, après tout, un brave type. Mais le lot Bogartien de violence qui lui échoie n'aurait pas pu être endossé avec autant de force et de persuasion que par lui! La montée de la frustration, de la rancoeur, puis celle du remords, Bogart interprète à merveille ce petit passé du côté des méchants par dépit, par jalousie. C'est d'ailleurs à la fois la force et la faiblesse du film, qui nous dit qu'il existe bien des organisations crapuleuses comme celle-ci, mais qui semblent n'exister que pour donner de l'espoir à des imbéciles, tout en permettant à leurs dirigeants de s'en mettre plein les poches... Certes, pour prendre un exemple absolument (Pas) au hasard, le Front National, parti fasciste, a été durant une partie de son histoire une authentique pompe à fric au bénéfice de famille dirigeante, mais est en train de tenter de devenir un parti de gouvernement. Il n'en est pas moins sournois, ni dangereux, tout comme pour l'Amérique de 1937 il me semble a posteriori dangereux de balayer d'un revers de main les fondements idéologiques d'un groupe fascisant, comme le fait le film en minimisant une partie des activités de cette "légion noire"...
Sans doute pour ne pas fâcher la censure, le film occulte le fait que certains bons Américains, en 1936, louchent de plus en plus vers le fascisme et un système simili-dictatorial prônant l'exclusion radicale de certaines catégories de la population. On râlera bien sur un peu en voyant que dans ce film, pas un seul noir n'est représenté, alors qu'on sait très bien qu'aux Etats-Unis dans les années 30, ils étaient la première cible de ce genre de milice. Mais le film, impeccablement mis en scène, a le mérite d'exister, et de montrer le traitement 100% légal qu'on applique à ces salopards à l'issue d'un procès durant lequel la vérité triomphe! C'est naïf, mais ça fait du bien, et Bogart était enfin lancé... il allait quand même ronger son frein jusqu'à 1940 avant de retrouver un vrai premier rôle.