Bob Clampett a quitté son poste d'animateur sur les films de Tex Avery en 1937, pour devenir réalisateur à part entière. Il est resté au studio de Leon Schlesinger jusqu'à 1946, partant faire des films ailleurs, des films qui à mon sens n'ont pas grand intérêt. Par contre, les neuf années d'activité au service de la WB sont d'une richesse impressionnante, et nous sommes nombreux à le considérer comme le plus grand des réalisateurs de cartoon, devant les deux stars incontestées du genre, Chuck Jones (Dont la longévité reste impressionnante, dans un métier qui ne pardonne pas!) et Tex Avery (Adoubé par tant d'historiens de par le monde que plus personne ne semble remettre en doute son importance). Clampett était pour moi le meilleur, parce qu'il ne s'interdisait rien, n'avait donc aucune limite, et était sans doute parmi les réalisateurs de cartoon traditionnel celui qui était le plus éloigné de la philosophie Disney: à un Bambi qui tentait de reproduire la vie par l'animation (Mais... Pourquoi faire?), Clampett opposait en permanence un univers animé fou furieux et motivé par l'absurde, mal dégrossi, parfois agressivement différent, dans lequel les gags étaient parfois invisibles à l'oeil du spectateur (Il faut procéder à des arrêts sur image souvent si on veut profiter pleinement d'un film de Clampett!). Bref, un génie trop grand pour le médium, qui le lui a assez bien rendu.
Et ce génie a, comme tous ses copains de chez Schlesinger, "dirigé" Bugs Bunny... Et ce qui n'est pas banal, c'est qu'alors que de nombreux films de Clampett sont aujourd'hui totalement invisibles pour cause d'attitude politiquement-incorrecte aggravée (Le plus joyeusement navrant de ces exemples étant l'ineffable Coal Black and de Sebben Dwarfs de 1943, qui réactualise Snow White avec tous les clichés possibles et imaginables des Afro-Américains, assumés dans un maelstrom de mauvais goût), les 11 films dans lesquels il met en scène Bugs Bunny sont aujourd'hui disponibles sous une forme ou une autre via la belle collection de DVD et de Blu-rays parue chez Warner dans les années 2000-2010... On peut donc se pencher sur ces onze joyaux et découvrir sur pièces ce qui les différencie de l'univers habituel de Bugs Bunny, car oui, les autres réalisateurs ont joué le jeu et tenté de créer un personnage cohérent: Hardaway et Dalton ont créé le mythe du lapin et du chasseur dépassé par le comportement de l'animal, Avery a créé et raffiné le personnage d'Elmer, ainsi que le rythme particulier des films, tout en trouvant la phrase d'approche définitive ("What's up doc?"), Friz Freleng l'a utilisé comme prétexte à des défilés de losers magnifiques (D'Elmer à Daffy Duck en passant par Hiawatha et bien sur Yosemite Sam), Chuck Jones a joué sur tous les tableaux, par des extensions inattendues de l'univers de Bugs, ou des variations infinies sur la situation de base, et enfin Bob McKimson a tenté une fusion malhabile entre le personnage et une version plausible de notre monde. Clampett, lui, a exploré le reste: la folie de Bugs Bunny, sa méchanceté, ses défauts voire son côté obscur. Il l'a rendu plus humain que les autres en n'hésitant pas par exemple à le voir craquer devant l'hypothèse de sa propre mort (Bugs Bunny Gets the boid), perdre complètement la face devant l'inconnu (Falling hare), et le Bunny qui perd à cause d'une tortue (Tortoise wins by a hare) est autrement plus affecté chez Clampett que chez Tex Avery... Et si tout cela ne suffisait pas, Clampett a tout transgressé, en proposant le plus absurde des meta-Bugs Bunny, une spécialité de Chuck Jones, mais qui n'a jamais été aussi loin que Clampett dans l'admirable The Big Snooze, le (Comme par hasard) dernier des films du réalisateur pour la WB.
Wabbit Twouble (1941, Crédité à Wobewt Cwampett) est donc le premier de ces films, et c'est aussi l'un des derniers films proposant un Elmer Fudd solidement adipeux. Bugs y trouble joyeusement le repos ("West and wewaxation, at wast") d'Elmer, venu chercher le calme au parce de Jello-Stone. Un ours idiot sera aussi de la partie...
The Wacky Wabbit (1942) On prend les mêmes et on recommence... Elmer est chercheur d'or, et Bugs lui met gratuitement des bâtons dans les roues. La recherche d'or est motivée, fait intéressant, par l'effort de guerre, un rappel de l'activité de propagande du studio, à laquelle Clampett a beaucoup participé.
Bugs Bunny gets the Boid (1942) permet la première addition majeure d'un personnage par Clampett au sein de l'univers de Bugs Bunny aux prises cette fois avec un Buzzard, mais pas un gros, un beau, un impressionnant: Beaky ( Qui reviendra à quelques reprises dans d'autres cartoons avant de disparaître) est une andouille, une de ces victimes inattendues de la méchanceté de Bugs Bunny... La galerie d'expressions de Clampett s'enrichit ici de la contribution magnifique d'un génie, l'animateur Rod Scribner auquel Clampett aimait donner du travail à faire pour tempérer le côté impeccable mais raisonnable de l'animation de Bob McKimson. Ce qui donne souvent aux films du réalisateur cet aspect instable...
Tortoise wins by a hare (1943) reprend la trame de base de Tortoise beats hare (De Tex Avery) elle-même inspirée du Lièvre et la tortue, en donnant à Bugs Bunny une motivation coupable: la vengeance contre une tortue qui l'a humilié. Le film apporte peu à l'intrigue et à la légende, mais a au moins l'avantage d'être probablement le film dans lequel le lapin souffre le plus, avant de perdre lamentablement. Une galerie de lapins de la pègre doit beaucoup à l'animation déjantée de Scribner. Et on peut aussi, si on n'est pas trop dégoûté, compter les bouts de carotte qui sont mâchés dans sa colère par le lapin...
Corny concerto (1943) anticipe le travail de Freleng, qui allait représenter dans Herr meets hare un lapin qui s'adonne à du ballet avec rien moins qu'Hermann Goering, ainsi que le fameux (Mais plus tardif) What's opera Doc? de Jones. Et ce nouveau film est une parodie de Fantasia, que Clampett a vu et revu avant de s'y attaquer. Elmer y joue le rôle du présentateur, et deux oeuvrettes musicales y sont illustrées à la façon de Disney (Et dans un style comme toujours animé par McKimson, mais visiblement bien différent de celui habituel de Clampett): Tales from the Vienna Woods, et Le Beau Danube Bleu, de Johann Strauss. Si le deuxième se voit gratifier d'une intrigue inspirée du Vilain petit canard, le premier est une énième variation sur le principe du chasseur et du lapin...
Falling hare (1943) est le plus malaisé des films de Clampett avec Bugs Bunny. Le lapin y est aux prises avec des Gremlins, tels que ceux animés par Clampett dans un autre film de cette même année, Russian Rhapsody. C'est d'ailleurs équivoque: si dans l'autre film, les Gremlins sont du côté des alliés et s'attaquent à HItler, pourquoi Bugs Bunny aurait-il à en souffrir? En tout cas la lutte entre des bestioles incontrôlables (Mais bien lointaines de la folie furieuse façon Joe Dante, bien sur) et le lapin qui la ramène tout le temps tient parfois du cauchemar fiévreux...
What's cooking doc? (1944) est une pause, un dessin animé de recyclage concocté vite fait par l'équipe de Clampett pour boucher un trou, et c'est quasiment, en terme d'animation, un solo... Sauf que 2 minutes de Hiawatha's rabbit hunt (Freleng, 1941) y sont recyclées! Le thème, c'est bien sur la cérémonie des Oscars, longuement introduite par des images filmées à Los Angeles, avant qu'on ne voie Bugs à sa table, s'impatientant parce qu'il est sur de gagner. A l'annonce du fait que le lauréat est James Cagney, il se lance dans une campagne d'auto-promotion pour faire changer la décision. Rod Scribner gagne la palme de l'animation la plus ahurissante avec une réaction de Bunny (Voir photo) qui une fois de plus utilise la distorsion la plus extrême...
Hare ribbin' (1944) offre une variation sur le thème de la chasse car cette fois (Comme dans The heckling hare de Tex Avery) c'est un chien qui poursuit Bugs Bunny de ses assiduités. Un chien d'ailleurs vaguement efféminé, qui va suivre Bunny dans l'eau (Une bonne partie du cartoon est en fait purement sub-aquatique... ce qui a tendance à en ruiner l'effet) et succomber à ses charmes comme à ceux d'une sirène. Si McKimson est à son aise comme à chaque fois qu'il doit animer une bestiole de taille conséquente, Scribner s'en donne à coeur joie avec les changements d'expression du molosse.
Buckaroo Bugs (1944) offre une incursion dans un far-west pour rire: Red Hot Ryder (Parodie bien sur de Red Ryder, mais le justicier est petit, avec un problème de poids, et particulièrement crétin) pourchasse le "maraudeur masqué", un mystérieux bandit qui passe son temps à piller les réserves de carottes... L'animation est une fois de plus frénétique, joyeuse et anarchique...
The old grey hare (1944) confronte Bugs Bunny une fois de plus à Elmer, mais cette fois avec une variation inattendue: les deux vont être amenés à voyager dans les époques: Elmer est transporté à l'an 2000 pour voir si enfin il va y triompher du lapin, et un vieux, très vieux Bugs lui rappelle leur jeune temps. Mais qu'il s'agisse de leur futur ou de leur passé, les deux personnages vont de toute façon être l'objet d'une animation délirante, et de gags cruels (Les pires étant bien sur les ignominies faites par le bébé Bunny au bébé Elmer...).
The big snooze (1946) Clampett n'est pas crédité au générique de ce film, qui survient deux ans après le précédent. D'autres metteurs en scène ont prolongé l'univers de Bugs, et Clampett n'est plus du tout motivé pour rester à la WB. Au moment de la sortie du film, Bob McKimson a déjà repris l'unité de Clampett, et il est probable qu'on lui doit la finalisation du film. Mais ici, c'est la patte de Clampett qui prime et son animation une fois de plus partagée entre la rigueur de McKimson et la folie de Scribner. Pour son dernier film avec la star, Clampett imagine une intrigue folle: Elmer ayant jeté l'éponge et déchiré son contrat, Bugs Bunny décide de troubler le repos (West and wewaxation again) de son partenaire, en s'introduisant dans ses rêves doux et en les transformant en cauchemars. Et ce ne sera pas une surprise de voir que ceux-ci en disent long sur la vie intérieure effrayante du chasseur comme de son ennemi juré, tout en constatant un retour en arrière intéressant: Clampett cite ici les gags d'un autre film, le controversé All this and rabbit stew (De Tex Avery) A la fois coda inspirée et excellente introduction au monde fou furieux de Bob Clampett, ce film est probablement son chef d'oeuvre...