Jonas Sternberg, pas plus Von que moi, savait ce que le déguisement, ou son équivalent l'uniforme, peuvent faire à un homme. Jannings, vedette Allemande du film de Murnau Le dernier des hommes, qui traitait précisément des effets de la perte d'un uniforme sur un vieil homme, le savait aussi. Cette fable noire et souvent tragique est basée sur l'industrie de l'illusion à Hollywood; un réalisateur voit arriver un jour sur son film un figurant qui n'est autre que l'homme qui l'a arrêté en Russie, en pleine révolution. L'un et l'autre ont aimé la même femme, et le réalisateur va se repaître de l'inversion des rôles: il est désormais en position de force. L'un des premiers films majeurs basé sur un flash-back, The last command est aussi un chef d'oeuvre tout court, absolument envoûtant.
L'histoire commence à Hollywood en 1928, une première façon de brouiller les pistes. L'action principale est concentrée sur une journée... Un réalisateur d'origine Russe, Leo Andreyev (William Powell) prépare un film sur la Russie, et a besoin de figurants qui fassent aussi Slaves que possible. On est dans l'univers des Stroheim, des Sternberg aussi, ces réalisateurs démiurges qui poussaient en apparence le bouchon de l'ultra-réalisme ou de l'illusion aussi loin que possible pour arriver le plus souvent sur le baroque le plus absolu. Andreyev est un homme important, ses assistants sont des yes-men, et ça finit par l'ennuyer: l'expression qui se lit sur son visage devant l'armée de briquets tendus par ses subordonnées lorsqu'il sort une cigarette de son étui est sans équivoque... Parmi les photos de figurants et d'acteurs de second plan qu'il examine, Andreyev repère une tête connue, et demande à ce qu'on convoque l'acteur: c'est Serge Alexandre (Emil Jannings), un vieil homme un peu lent, dont le tremblement de tête est permanent, à la grande irritation des gens qui travaillent avec lui. Il vit chichement dans une de ces innombrables pensions d'artistes qui peuplent le vieux Los Angeles, et va se rendre à son rendez-vous. Imperceptiblement, le film est passé d'un de ses personnages principaux à l'autre...
C'est durant la phase de maquillage que le personnage de Serge Alexandre se révèle. Il est fort différent des autres acteurs et figurants, qui braillent, jurent, s'invectivent. Lui est posé, et presque absent, lent dans ses gestes, et... hanté. Il sort de sa veste un paquet qui contient une médaille, qu'il accroche ensuite à son uniforme. Mais les autres se moquent de lui et de son air hagard, et il explique que son bijou lui a été donné par le Tsar lui-même. Ce qui n'arrange rien, bien sur... On lui fait remarquer que son tremblement est irritant, il répond qu'il a subi un choc, et qu'il n'y peut rien.
Est-ce la médaille, ou le traumatisme d'être moqué et incompris, ou le décalage entre lui et les hommes qui l'entourent, tous issus d'un milieu populaire, ou tout simplement le fait d'avoir face à lui un miroir qui lui renvoie une image piteuse de lui-même? Quoi qu'il en soit, le flash-back qui représente le coeur du film est situé à cet instant précis, et va se dérouler sans interruption pour les quarante minutes suivantes. 1917: Serge Alexandre est un général important, il est l'un des cousins du Tsar, et il est en charge d'une troupe importante. Il doit aussi veiller à la contestation qui enfle, entre les remous des agitateurs communistes civils, et la grogne des soldats engagés dans une guerre dont ils ne veulent décidément pas... Et en prime, il en a assez de devoir jouer au petit soldat pour le plaisir des huiles qui viennent de la capitale, ainsi doit-il mettre ses soldats, par ailleurs engagés dans un conflit crucial, en rangs d'oignon pour le contentement de son cousin le Tsar qui vient les passer en revue. Or, le général sait qu'il n'y pas pas de temps à perdre, si la guerre est perdue, ce sera la révolution, et le chaos. Bref, pour un soldat de la vieille aristocratie blanche, Serge Alexandre est un homme évolué, fin et surprenant... Et en ce jour, il accueille un certain nombre d'agitateurs ou supposés tels, parmi lesquels Leo Andreyev, et sa maîtresse la belle Natalia Dabrova (Evelyn Brent). Acteurs, ils ont été appréhendés parce qu'ils sont surtout soupçonnés de prêcher ouvertement la révolution. Andreyev est jeté en cellule avant d'être déporté vers l'Est, et Serge Alexandre garde littéralement Natalia pour lui. Ce sera à la fois sa perte et son salut, car entre la belle révolutionnaire mystérieuse et le vieux général blanc, le coup de foudre sera spectaculaire...
On attendait de cet extraordinaire flash-back, qui nous amène par le cinéma d'une représentation des coulisses de l'usine à rêves, à une reconstitution magnifiquement plastique de la Russie confrontée à l'urgence dramatique de 1917, une confrontation entre le révolutionnaire ombrageux, et le général Russe blanc. Il n'en sera rien, pas plus que dans leur rencontre sur le plateau, l'un devenu metteur en scène, l'autre figurant et moins que rien, dans une inversion radicale des rôles. D'une certaine façon, Sternberg nous donne suffisamment d'indices pour nous indiquer qu'ils sont un seul et même homme, ou en tout cas similaires, mais à des moments différents., Si confrontation il y a, c'est essentiellement entre le général et la femme, qui vont s'aimer dans des fulgurances aussi délirantes que ne sont les circonstances. Et ce qui amènerait éventuellement les deux hommes de 1928, derniers survivants du drame qui s'est joué en Russie, à un conflit, c'est plus l'image de la femme et des circonstances dans lesquelles elle a été perdue, que la différence d'opinions. Et le vieux général, auquel son désormais supérieur donne une mission, celle de s'incarner lui-même dans une reconstitution du choc frontal qu'il a eu avec la révolution onze années auparavant, va s'acquitter de sa tâche avec une telle fougue, une telle énergie du désespoir, une telle passion, que... Non, il va falloir le voir, je ne peux vous le révéler. Disons que dans le Hollywood du film, plus vrai que le vrai, reconstitué avec ironie et rigueur par Sternberg (qui s'est représenté dans plusieurs personnages, ici, c'est évident), on s'en souviendra du passage de Serge Alexandre, l'obscur figurant qui tenait tant à mettre ses médailles au bon endroit... Un grand acteur, ça oui. Même plus: un grand homme, tout bonnement. Comme Jannings, dont ceci est l'unique film Américain survivant, et franchement, c'est dommage qu'on ne puisse désormais mettre la main sur aucun des autres, celui-ci est hallucinant.
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