Deux événements en apparence complètement étrangers l'un à l'autre se passent à peu près simultanément: Corey, un truand incarcéré, apprend d'un gardien corrompu sa sortie pour bonne conduite, alors que Vogel, un homme dangereux, prend le train en compagnie du commissaire Mattei. celui-ci vient de l'arrêter au terme d'une longue traque, et les deux hommes, liés par une paire de menottes, se retrouvent en gare de Marseille, puis dans un wagon-lit... dont Vogel va s'évader. Le destin des trois hommes est en marche, il en reste juste un à convoquer pour qu'il s'accomplisse: Jansen, un ancien flic alcoolique, un tireur d'élite pas forcément ébranlé par les scrupules moraux quant à la légalité de son action... Corey, Jansen, Vogel vont se retrouver, planifier un casse spectaculaire, et l'homme qu'ils auront en face d'eux, bien sur, sera le commissaire Mattei.
Pourquoi Le Cercle Rouge? Il est probable que Melville a souvent eu à répondre à cette question lors de la promotion de son film, à tel point que Gotlib s'en est gentiment moqué dans sa Rubrique-à-brac: on y voyait le metteur en scène au chapeau justifier le titre d'un film nommé "Le rectangle vert" en disant que c'était une allusion aux dollars qu'il espérait engranger. Pas de ça ici, car le pré-générique commence, tout bonnement, par l'explication: dans une hypothétique (Et apocryphe!) anecdote sur Bouddha supposée avoir été rapportée en ces termes: "Çakya Muni le solitaire, dit Sidarta Gautama le sage, dit le Bouddah se saisit d’un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit : - Quand les hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents ; au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge." C'est du bidon, mais ça illustre bien la nécessité de passer par le symbole et le mystique afin de réunir dans une même destinée quatre hommes, ce qui est, à travers des scènes et anecdotes minutieusement restituées jusque dans le moindre détail, exactement le cheminement du film.
Le rythme du film en est donc lent, très lent, mais aussi hypnotique. Le niveau de naturel obtenu dans le jeu des acteurs, le déroulement méthodique et totalement chronologique des événements, tout concourt à donner cette impression d'inéluctabilité, et sans aucun jugement moral sur qui que ce soit le film montre ainsi comment les hommes font dans ce milieu, dans ces circonstances. On croit lire les pensées assez souvent dans ce film, et ce dès le début, par exemple la façon dont Mattei doit s'organiser dans le compartiment de train qu'il partage avec Vogel. Pas un mot n'est échangé, mais tout donne cette impression d'entendre le vieux fonctionnaire penser: chaque geste qu'il doit méthodiquement accomplir pour se délester des menottes, puis les accrocher au lit, le choix: prendre la couchette du bas au risque de s'endormir, ou rester assis? Fumer ou ne pas fumer? Proposer une cigarette à son prisonnier ou pas?
C'est que Mattei (Bourvil) est un homme intègre et entier. Il possède, fait remarquer son supérieur, les meilleurs états de service, et s'il est amené à user de psychologie et de manipulations sur les truands qui rappelons le sont la matière première de son métier, il le fait avec un certain sens moral, ce qui est superbement illustré par une scène du film: afin de faire plier Santi (François Périer), un patron de bar, figure illustre de la pègre Parisienne et seul capable de donner des informations sur l'évasion de Vogel, Mattei utilise un stratagème: il arrête le fils du bandit, Santi, qui est lycéen, sous un faux prétexte, et s'arrange pour convoquer le père le même, jour, alors que celui-ci a dores et déjà signifié son refus de devenir un indicateur. Mais alors que le père arrive, on apprend que le fils a tenté de se suicider: l'arrestation bidon pour fumette a révélé une vraie consommation! Mattei râle, parce que tout ceci est du à un excès de zèle d'un collègue des stups... Intimider Santi, oui, mais sans que ça fasse du mal à son fils. On devine une ou deux blessures secrètes, chez Mattei, dédié à son métier, qui vit seul avec trois chats, mais qui de temps à autre ressort puis cache une photo, celle d'une femme et d'un enfant...
Une blessure ancienne nous est aussi détaillée pour Corey (Alain Delon): il a une ancienne maîtresse, qui s'est manifestement décidée à changer de bras durant les cinq années qu'il a passées en prison. Et il le sait, il le sent, et décidera de reléguer cette femme dans son passé: une photo finira à la poubelle. Pour le reste, le truand va tout donner dans le job qui lui a été indiqué par le gardien de la prison... C'est par hasard qu'il va rencontrer Vogel (Gian Maria Volonte). Celui-ci est sans doute aussi revenu de tout mais au-delà de son métier impressionnant, de sa froideur et de sa détermination, il ne nous donnera pas de détails... Des détails, en revanche, on en a sur Jansen. C'est Yves Montand qui est en charge d'un rôle très impressionnant, celui d'un homme qui passe par une renaissance, regagnant son honneur... de truand, après un passage à vide dû à l'alcoolisme. Redevenu le tireur d'élite précis qu'il était, Jansen arrête immédiatement de boire... Une scène, celle de son introduction au film, nous montre pourtant son cauchemar, celui d'un homme qui fait des crises atroces de delirium tremens...
Une scène, celle de la convocation de Mattei et son patron auprès de leur supérieur hiérarchique, va donner le ton de l'enjeu du film. Au patron de Mattei, qui dit que bien qu'il ait laissé échapper Vogel, le commissaire est le meilleur élément, le chef leur répond qu'un homme, ça change. Ca perd son efficacité, ça change de trajectoire... Les quatre hommes se situeront bien sur cette ligne-là: pour les uns, on change de morale, comme Jansen. Pour les autres, on ne change pas d'objectif, comme Corey, ou comme Mattei. Enfin, de Vogel, on ne sait pas suffisamment, mais lui aussi a l'air d'un jusqu'au-boutiste. Les quatre hommes, de toute façon, se retrouveront "dans le Cercle Rouge".
Des repères moraux, un code d'honneur, une confrontation masculine, des hommes admirables au-delà de toute barrière morale ou légale... Ce film est donc un résumé magistral de ce qui fait la grandeur de Jean-Pierre Melville. Et Montand, Delon et Volonté sont fantastiques, mais que dire de la prestation de Bourvil, son avant-dernier rôle? Crédité "André Bourvil", pour la première fois depuis qu'il est devenu une star (Un moyen naïf, mais symbolique pour Melville de souligner la différence avec les rôles attendus de l'acteur, même si ce n'est en aucun cas son seul rôle hors de la comédie), l'acteur est tel qu'en lui-même, mais changé par le ton et le rythme du film. Il est d'une humanité poignante. Il était mourant.
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