Le titre Japonais et le titre international de ce film sont fort différents l'un de l'autre, et ça requiert probablement une explication... A la base de cette co-production Franco-Japonaise, il y a deux volontés,celle de Nagisa Oshima d'une part, et celle du producteur Français Anatole Dauman d'autre part, motivées par un contexte bien différent dans les deux contrées: Oshima, en butte à la censure et à la morale étriquée de son pays (Qu'il appelle "ce" pays, d'ailleurs, jamais "mon" pays), souhaite prolonger sa réflexion sur deux thèmes qu'il entremêle volontiers: la rébellion d'une part, et la sexualité d'autre part. Dauman, de son côté, souhaite prendre en marche la voie de la libéralisation de la représentation du sexe dans le cinéma Européen. On sait qu'en 1975, cette libéralisation atteint son apogée, et on peut se rendre sur les cinémas des grands boulevards pour y voir Gorge Profonde... Les deux compères vont donc tourner un film porno. Disent-ils, parce que ce Ai no corrida n'est pas, mais alors pas du tout, un porno...
Ai no corrida, ça veut dire littéralement La corrida de l'amour, et ce titre imposé par Oshima n'a jamais plu à Dauman, qui a privilégié dns la distribution internationale le passe-partout L'empire des Sens, ou In the realm of the senses pour les Anglo-saxons, ce qui semble promettre une grand spectacle avec montagnes russes sensorielles... Bref, un titre mensonger. A tout prendre, même si comme moi on est profondément opposé à la corrida, cette distraction pour salauds qui n'est noble que lorsque le torero est écartelé, je pense que le titre Japonais a plusieurs mérites: tout d'abord, il suggère une confrontation entre deux êtres, ensuite il réussit à garder son mystère poétique pour celui qui n'a pas vu le film, tout en comprenant une allusion presque ironique à la fin, et enfin, après tout il s'agit bien d'un spectacle qui inclut la mort de l'un des ses protagonistes, sacralisée, mise en scène, et pas vraiment fortuite, dans son déroulement...
1936, Tokyo. Sada Abe (Eiko Matsuda), une jeune femme au passé chargé, trouve une place dans une auberge tenue par un couple. Kichizo (Tatsuya Fuji), le propriétaire est un coureur de kimonos, et elle le laisse volontiers la séduire. Dès leur première confrontation, ils réalisent à quel point ils sont faits l'un pour l'autre: Sada est insatiable, et Kichi possède une belle santé, ils deviennent inséparables, à tel point qu'ils prennent la direction d'une autre auberge dans laquelle ils vont vivre six mois intenses de relations sexuelles, le séjour en auberge étant payé par la prostitution de Sada. Ils se mettent à l'écart du monde, et vivent leur amour jusque au bout, Sada épuisant littéralement son amant, avec le consentement de celui-ci.
Je le dis une bonne fois pour toutes qu'il n'y ait pas d'équivoque: si à aucun moment le film ne se livre à une débauche de gros plans anatomiques, le sexe ici est stylisé mais souvent réel, frontal, c'est-à-dire non simulé. Ce qui différencie Ai no corrida d'un film porno, bien sur, est la distance d'une part, Oshima n'utilisant les gros plans des organes, ou des actes, que pour les établir. Plus le film avance vers sa conclusion, plus la caméra reste à l'écart, loin des corps qui s'incorporent dans le décor, dans une composition toujours parfaite. La caméra, au fait, ne bouge pas. Et d'autre part, le sexe n'est pas une fin en soi, il fait partie de l'histoire oui, mais il ne s'agit pas ici de titiller, bien plutôt de conter: la rencontre entre Kichi et Sada passe par les corps, elle passe par la blancheur de la peau, par le corps gracile, de la jeune femme, et oui, par le pénis souvent mentionné de Kichi, qui est souvent le héros des conversations friponnes. Mais si le film fait reposer son intrigue sur la sexualité, ça reste une intrigue, qui se déroule dans un contexte clairement identifié, celui du Japon à l'époque d'Hiro-Hito.
A un moment, souvent discuté, du dernier acte, Kichizo passe dans une rue, et croise une colonne de soldats en marche, fêtés par des enfants qui portent des fanions aux couleurs du Japon Impérial. Kichi marche à l'envers de l'histoire, dans un passage qui non seulement a nécessité une préparation, et une figuration importante dans ce qui est souvent un huis-clos entre deux personnes, mais aussi, fait preuve d'un manque de continuité: le champ montre Kichi, de dos, qui s'engage dans la rue; face à lui, marchant donc vers nous, la colonne. Le contrechamp ajoute, presque par magie, les enfants. Tous dénués d'émotions... Au fait, les enfants sont les grands absents de ce film. Une histoire d'adultes et de sexualité, me direz-vous...
Mais aussi les rapports parents-enfants sont réorganisés, et passent par la symbolique: Sada et Kichi soulignent parfois leur différence d'âge, et la jeune femme finance leur grande vie en se prostituant auprès d'un homme qui pourrait être son père, et qui est directeur d'école, donc une figure paternelle par excellence. Kichi, sur un caprice de Sada, offre son corps à une vieille geisha dans une scène du plus haut comique... ou des plus embarrassantes! Après l'acte, alors que la vieille s'est évanouie, il confesse que "c'était comme de faire l'amour avec ma mère morte"! On verra des enfants, dans le film, mais ils sont épisodiques, ou carrément liés à des fantasmes, ces décrochages plus ou moins réussis qui illustrent le tumulte dans la tête de Sada. Mais la raison d'être de cette absence des enfants dans une histoire aussi chargée en sexualité n'est pas seulement qu'il s'agit d'une intrigue intimement liée à l'acte sexuel. C'est pour souligner, ce que fait d'ailleurs l'un des fantasmes mis en scène de Sada: c'est elle qui a gardé son âme d'enfant, et qui d'ailleurs survivra au chaos du film. Elle représente l'avenir, car c'est une femme, et elle est celle qui prend la situation en charge...
Il y a quelques mois, Gaspard Noé sortait son film Love, un film de sexe en 3D qui comme le film qui nous occupe, sortait par le biais des salles de cinéma traditionnel, l'un donc des innombrables héritiers auto-proclamés de ce classique d'Oshima. Le film, outre une polémique infecte liée à sa récupération par l'extrême droite souhaitant l'utiliser pour promouvoir un durcissement de la censure (Le seul durcissement au cinéma que ce genre d'association souhaite préserver, semble-t-il), est aujourd'hui fortement critiqué pour son obsession de la jouissance masculine, qui y est représentée (anatomiquement, bien sur), alors qu'on y occulte l'orgasme féminin. Il est intéressant de constater que dans ce film-ci, issu d'une société qui privilégie l'homme en tous points dans ses traditions, en particulier dans ses codes sexuels, c'est au contraire Sada qui multiplie les orgasmes. Il y a une exception notable, mais elle est la base d'une discussion entre les amants: Kicho dit clairement à la jeune femme qu'il aime bien lui donner du plaisir, et si leurs nombreux, très nombreux rapports donneront forcément du plaisir à l'homme, on ne le verra pas, parce que ce n'est pas le sujet. Le sujet est la prise de pouvoir par Sada Abe, donc par la femme. A ce titre, l'unique occurrence du plaisir pour Kichi sera vue par le biais d'un plan qui cadre justement Sada, concentrée à lui donner ce plaisir. C'est la jeune femme qui mène l'homme, je ne dirai pas pas le bout du nez parce que ça prêterait volontiers à des allusions, mais c'est elle qui commande, et le film nous conte l'inéluctable prise en charge de la sexualité, de l'affectif, du couple, par la femme. D'une relation de patron à employée, on passe à un couple dans lequel l'homme devient l'objet sexuel d'une femme qui décide de se prostituer pour financer le couple... Un couple qui marche à l'envers des codes communément acceptés, en marge de l'histoire, qui ignore cette marche inexorable vers le paternalisme et l'autoritarisme, et qui va vers la mort programmée et acceptée de l'un d'entre eux. Attention, on va maintenant parler de la fin.
Car cette histoire est basée sur un fait réel: Sada Abe, été trouvée par la police en 1936, et arrêtée dans un cinéma, soupçonnée d'avoir tué Kichi, et d'avoir coupé et conservé ses organes génitaux. Elle n'a absolument rien démenti, et portait justement son trophée sur elle. Et paradoxalement, Sada, dans cette société paternaliste, est devenue une héroïne, une légende, qui après un temps en prison, a vécu une longue vie dans le sillage de son haut fait d'armes... Elle est décédée au début des années 70, à plus de soixante ans, après avoir transcrit cet épisode célèbre dans un journal qui s'est ma foi fort bien vendu! En reprenant cette histoire très connue, Oshima se saisit d'un fait divers célèbre, assorti de transgressions en cascade, qu'il va pouvoir utiliser pour montrer une nouvelle voie au Japon, dans un manifeste fait de provocation et de sacralisation de la quête féminine de la jouissance dans un pays hautement patriarcal. C'est une révolte? Non, une révolution, et elle passe par un film qui est réputé pour être le plus rigoureux de son auteur, justement. Oshima se repose sur des collaborateurs éprouvés, se réjouit d'avoir engagé des acteurs formidables, qui rendent finalement visible ce qui n'aurait pu être qu'une débauche de viande, en le rendant humain, esthétique, et passionnant. La beauté visuelle des décors est due à la main experte de Koji Wakamatsu, et les images superbement composées ont été pilotées par Hideo Ito. celui-ci a pourtant du déléguer la prise de vue, une fois réglés les cadrages et lumières, à Oshima lui-même, qui n'avait qu'à appuyer sur un bouton pour lancer la machine, seul devant ses deux acteurs, lors des scènes intimes. Le résultat est époustouflant...
Bien sûr, le film (Dont beaucoup de metteurs en scènes se réclament aujourd'hui à tort et à travers) va triompher partout où le film sera montré même si ce sera parfois avec un délai de négociations sourcilleuses de la part des censures locales (Les pays Anglo-saxons ont fini par se laisser amadouer). Mais un pays résiste encore à Ai no corrida, et se refuse à le diffuser sans le censurer: les Japonais, du moins officiellement, n'ont jamais vu ce film sans cache ni coupes. Une histoire de ciseaux, quoi...
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