Connu, et même reconnu, ce court métrage est l’un des chefs d’œuvre de Griffith, l’une de ses grandes adaptations (de Frank Norris, d’après son roman The Pit), et un film-pamphlet à la forme intrigante. Dès le départ, sans intertitre polluant, les premières images suggèrent avec efficacité le désespoir et la tragédie des pauvres agriculteurs, dont le jeu lent et expressif, aidé par la tristesse du champ nu et immense qu’ils ont à charge, suggère toute la misère du monde. En contrepoint, il nous montre soudain la richesse d’un grand spéculateur, présenté comme le « roi du blé ». Celui-ci, qui après tout est lié aux gens qu’on nous a dépeint jusqu’ici, a droit à son propre intertitre : The Wheat King, ce qui a un effet disruptif : tout ne va pas de soi, les deux mondes sont donc séparés ; le montage devient ici commentaire social. Le reste du film nous montre les efforts des spéculateurs pour s’enrichir, et les effets sur les petites gens, le prix du pain qui flambe, la révolte de la population et la répression par la police avec la complicité des commerçants. Le film culmine lorsque le « Roi du blé » tombe dans une minoterie, et meurt asphyxié, à la Zola. La ou la fin aurait permis une certaine satisfaction du spectateur, Griffith nous montre les amis du spéculateur qui récupèrent sa dépouille, pleurent, et à la fin du film les agriculteurs du début, qui sèment. Le plan est ambigu. D'une part la vie continue, ils ont toujours du travail. D'autre part, le système n’a pas changé.
On le voit, il ne s’agit pas ici de se faire l’apôtre de la révolution, ce qui serait beaucoup demander au victorien Griffith. Le propos est surtout de faire part d’une réelle indignation, sans pour autant totalement remettre en cause les fondements du système. Le film est sincère, plastiquement plutôt beau, et souvent intrigant, notamment ce célèbre plan fixe (Non pas une photo, mais bien un plan « tableau vivant » durant lequel les acteurs sont priés de ne pas bouger, afin de jouer la peine des pauvres gens face à la montée des prix): Griffith expérimente!
En attendant, en quelques mois, Griffith n’a pas changé: c’est bien le même homme qui fustige la révolte ici et tape sur la bonne société là, qui enfile les bottes de père fouettard d’un coté pour jouer la main tendue de l’autre. De la même manière, il multipliera les contradictions toute sa carrière durant.