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8 novembre 2016 2 08 /11 /novembre /2016 14:12

Après La Vérité en 1960, et la débâcle de L'Enfer en 1963, film inachevé, à cause essentiellement de ses ennuis de santé, on ne s'attendait sans doute pas vraiment à ce que Clouzot retrouve le chemin des studios. Il avait soixante ans, ce qui n'est pas vieux pour un cinéaste mais dans son cas et vu ses soucis chroniques, le fragilisait d'autant plus. Désireux de trouver un nouvel angle d'approche pour les recherches esthétiques qu'il n'avait pu faire aboutir en 1963, désormais passionné jusqu'à l'obsession par l'art moderne, l'art cinétique en particulier, le metteur en scène a profité de la nouvelle permissivité de cette fin de décennie, de sa proximité avec quelques grands noms de l'art moderne (Dont Yvaral et Vasarely) pour développer un script qui incorpore la nouvelle donne de l'art, en même temps que la nouvelle donne de la sexualité: car La prisonnière, qui parle d'une relation sadomasochiste qui tourne mal, n'est pas un film tiède... Une fois n'est pas coutume, le metteur en scène-scénariste, qui a tant collaboré avec des hommes durant sa carrière, se fait cette fois aider d'une femme, Monique Lange. Il faut dire qu'il va s'y attacher au point de vue d'une jeune femme.

Par contre, si c'est bien un film miraculé... pour autant il est loin d'être miraculeux.

On suit les journées de José (Elizabeth Wiener), monteuse à l'ORTF. Elle vit avec un artiste d'avant-garde, Gilbert (Bernard Fresson), qui expose à la galerie la plus en vue, celle de Stan Hassler (Laurent Terzieff). C'est entre ces trois personnages que le drame bourgeois va se dérouler: Gilbert et José ont un petit arrangement: ils s'autorisent mutuellement un peu de liberté dans leur vie amoureuse, à condition de se dire la vérité. Mais José, qui est fascinée par Stan, va en cachette s'intéresser à lui, et découvrir qu'il est passionné par une certaine forme de voyeurisme. Il fait venir des modèles, et les humilie en leur faisant prendre des poses érotiques. Un jour, José assiste à une séance durant laquelle la jeune modèle Maggy (Dany Carrel) pose pour Stan, et tout va basculer: elle souhaite elle aussi commander de façon rugueuse ces modèles qui prennent la pose, puis poser à son tour, et puis... elle développe une relation avec Stan. Mais elle n'en parle pas à Gilbert, qui devient terriblement jaloux...

L'intrigue est un ressort tiré du drame bourgeois dans lequel l'adultère le plus sordide s'épanouit une fois de plus en toute tranquillité.Pourtant cette construction quasi boulevardière contraste avec la réactualisation de son style par Clouzot, qui prend acte de l'évolution du langage, mais aussi de l'évolution des moeurs. Le sexe est omniprésent, dans le film, sans être représenté vraiment frontalement, mais les dernières limites à franchir ne sont plus très loin... On ressent une étrange impression d'un choc frontal entre ce film qui semble bien de son temps, une sorte de reflet de la France de 1968, mais qui parfois pense comme en 1935!

Et cette impression de choc malaisé est renforcé par le fait que la forme du film est ici envahie par les obsessions artistiques de Clouzot, qui laisse l'art cinétique envahir le film, comme il l'avait fait dans ce qui reste du brouillon de L'enfer. On se rappelle bien sur des jeux de lumière qui présidaient à la fameuse scène entre le docteur Germain et le docteur Vorzet dans Le Corbeau (1943), et l'interprétation qu'en avait donné Vorzet. On retrouve ici cette lubie des jeux de lumières, désormais privés de ce sens salutaire, qui s'ajoutent à de nombreuses scènes dans lesquelles formes géométriques, lignes, ondulations, décalages, fragmentation (Les miroirs brisés sont un cliché de ce genre de recherche) n'en finissent pas de remodeler, redéfinir notre rapport à l'image, comme Elizabeth Wiener qui se perd dans ses propres obsessions... mais Gilbert, dans une scène située au début du film, utilise ses mains pour brouiller sa propre vision, la morceler, et le fait en utilisant ses mains de façon un peu embarrassante. Mais je suis sur qu'il reproduit un geste que Clouzot lui a dicté, et qui est peut-être un geste personnel récurrent du cinéaste lui-même. On y retrouve son obsession de la façon dont un même objet, un même acte, un même personnage puisse être perçu différemment suivant la façon dont la lumière les met en valeur, ou selon le point de vue: La Vérité, Les espions, Les diaboliques, Le retour de Jean, Le Corbeau et Quai des orfèvres, ainsi que L'enfer dans les intentions de Clouzot, touchaient déjà ce thème, mais il est ici fondu dans la pratique de la mise en scène et dans les à-côtés de l'intrigue. par exemple, José, qui est monteuse, travaille sur un documentaire dans lequel elle entend justement des femmes parler de leur soumission aux actes violents de leurs compagnons... Elle entend avant de succomber aux mêmes obsessions, une litanie de témoignages sur les mêmes expériences dans lesquelles elle va s'abîmer.

D'ailleurs, il se projette dans les deux personnages masculins, l'un est un artiste qui souhaite ne pas faire de compromis, mais qui est prêt littéralement à coucher pour se vendre, et l'autre est un esthète vaguement passé à autre chose (Il s'adonne en privé à des photos autrement plus figuratives que l'art qu'il vend), qui ne semble plus motivé par l'art, mais par le mode de fonctionnement de sa commercialisation. Les deux tournent bien sur autour de la même femme, et leur confrontation est inévitable... Mais Clouzot nous montre essentiellement le choc entre deux impuissances: l'un étant tellement obsédé par sa carrière qu'il ne pense plus à faire l'amour à sa femme, et l'autre qui séduit une femme en l'avilissant, mais qui doit se faire mener par la main pour la toucher...

Donc, La prisonnière est un film hautement personnel, film auto-portrait, qui fait semblant de prendre acte de la nouvelle permissivité, et qui fait acte de modernité pour mieux recourir une fois de plus aux obsessions intimes du cinéaste. Le film est intéressant, oui, mais plus par son ratage et ses défauts que par ses audaces... Au moins peut-on se réjouir qu'un cinéaste exigeant, éloigné longtemps des studios par ses problèmes de santé, ait pu finalement retourner à son art, et finir un nouveau film... Pour une dernière fois.

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Published by François Massarelli - dans Henri-Georges Clouzot