Les problèmes n'ont pas manqué lorsque ce film, une production Cinégraphic réalisée en partenariat avec Gaumont-British, s'est fait: l'un des acteurs de premier plan est décédé, et la star Anglaise Betty Balfour est tombée sérieusement malade, par exemple. Le choix de L'Herbier de tourner tous les extérieurs à Honfleur, le lieu où est sensé se passer l'action, s'est avéré difficile à assumer, et à la sortie du film, le verdict généralisé a été sans appel: c'est comme L'homme du large, mais e moins bien, ont dit les critiques! ...Or c'est on ne peut plus faux! Car si de nombreux commentateurs, y compris aujourd'hui, se plaignent du jeu de Betty Balfour, je pense que c'est un atout, et autant je trouve le film de 1920 souvent ridicule et prétentieux, autant j'aime celui-ci...
A Honfleur, on suit les vies quotidiennes de deux familles, qu'on ne peut pas imaginer plus différentes l'une de l'autre. Les Bucaille sont des fainéants: le père boit tout l'argent de sa paie de marin, la mère laisse les enfants traîner dans les rues, et la fille aînée Ludivine (Betty Balfour) est la meneuse, non seulement de ses deux voyous de jeunes frères, mais aussi de tous les gamins du quartier, qui passent leur temps à faire des crasses... Leurs victimes favorites sont les Leherg, une famille étrangère qui est venue s'installer à Honfleur: le père est marin, et le grand fils Delphin (Jaque Catelain) aussi; la mère maintient sa maison en ordre, et le soir ils s'attablent tous les trois avec pour commencer une prière. Ludivine aime mener des opérations contre eux, qui consistent essentiellement à jeter des pierres sur leur maison, à la faveur de la nuit. Un jour, les deux hommes Leherg sont victimes d'une tempête, et Ludivine est persuadée en être la cause; après une "expédition" chez les Leherg, le père et le garçon lui ont fait part de leur mécontentement! Elle leur a souhaité à tous les deux de mourir... Mais Delphin en réchappe. Lorsque sa mère meurt, de chagrin, Ludivine repentante demade à ses parents de le prendre chez eux. Elle insiste tant, que la famille cède...
Bien sur c'est un mélodrame, complet, avec son improbable histoire d'amour. Mais L'Herbier ne serait pas L'Herbier sans la couleur locale, et ici bien sur c'est l'univers du port de Honfleur, avec ses trognes authentiques, ses cérémonies religieuses et processions avec don d'ex-votos à la vierge: des maquettes de bateaux, sur socle, dans des bouteilles, voire fixées sur des sabots, qui sont sensées les protéger une fois en mer. Le metteur en scène reste fidèle aussi à ses choix d'auteur bourgeois d'histoires populaires (Même si le film est adapté d'un roman de Lucie Delarue-Mardrus, complètement oublié aujourd'hui): sa distinction entre les feignants, les Bucaille, vulgaires, sales et sans dieu, et les braves gens, les Leherg, travailleurs, propres, et pieux, est l'essence même du mélodrame! Mais dans cette intrigue qui se nourrit de l'arrivée extérieure d'une menace, celle d'un malhonnête qui décide de s'approprier Ludivine pour en faire la vedette d'un bar à matelots, et tant pis s'il faut organiser un simulacre de mariage d'abord, fait loucher le flm du côté de Griffith!
Et c'est sans doute là que l'apport de Betty Balfour est crucial, car elle rythme non seulement toute la première partie du film de son énergie communicative, mais en plus elle oppose à Jaque Catelain un jeu tout en contrastes, dans lequel elle sait jouer de ses yeux, et de ses gestes. Il est remarquable d'ailleurs de constater que l'acteur, généralement si fade, semble ici bénéficier de cette partenaire, si différente des rôles interprétés par Marcelle Pradot habituellement! Et Honfleur inspire L'Herbier avec son authenticité visuelle, sans parler du clou du spectacle, une tempête métaphorique dans laquelle Ludivine et Delphin vont enfin admettre leur amour. Le metteur en scène va d'ailleurs concentrer ses audaces de mise en scène à l'approche de cet événement, adoptant pour la première partie un rythme soutenu, mais essentiellement efficace... Bref, on est ici devant l'un des meilleurs films de son auteur, tout simplement.