
E.A. Dupont, bien sur, a réalisé Variétés, le genre de film définitif tellement emblématique qu'il vous plombe le reste d'une carrière! Mais il lui a aussi ouvert des portes, et Dupont, profondément Européen, a choisi de rester sur le vieux continent... Mais en Grande-Bretagne, où il a été choisi par British International Pictures pour faire exister le cinéma Britannique à l'international... Exactement le boulot pour lequel son premier film Britannique a été fait, et ironiquement,le sujet et le lieu de l'action sont éminemment Parisiens, et la distribution de ce film Anglais réalisé par un Allemand est dominée par les Français, à l'exception notable de la star Olga Tchekova et de l'actrice Anglaise Eve Gray... Le film a été tourné, en revanche, dans les studios d'Elstree à Londres, et pour les scènes de music-hall, au Casino de Paris. Pas au Moulin-Rouge? Non, mais j'ai une théorie là-dessus! J'y reviendrai.
On assiste à une grande soirée au Moulin-Rouge. La grande vedette du moment est la danseuse et chanteuse Parysia (Olga Tchekova), et sa fille Margaret (Eve Gray), qui a grandi loin d'elle mais l'idolâtre, est venue non seulement pour assister au spectacle, mais surtout pour lui présenter son amoureux, le jeune André de Rochambaud (Jean Bradin). Celui-ci aime Margaret, mais il est tout de suite subjugué par la beauté et l'énergie juvénile de Parysia. La mère de Margaret rend service à sa fille, en obtenant du très difficile père d'André (George Tréville) son consentement pour le mariage de son fils avec une fille d'actrice, mais André semble plus troublé qu'heureux: il avoue à Parysia qu'il lui est difficile de se résoudre à épouser Margaret, car il aime désormais sa mère plus que tout...
Bref, du mélodrame, du qui tâche, quoi! On retrouve, si on a déjà vu Variétés et Piccadilly, le goût de Dupont pour le mélange entre mélodrame et monde du spectacle... Dans Moulin Rouge, ce qui frappe d'abord, c'est une entrée en matière étonnante, faite d'un quart d'heure de déambulations nocturnes et autres images de revues, dans un kaléidoscope inédit, avant que n'entrent en scène les trois protagonistes. Dupont cherche à nous faire partager son amour du milieu du spectacle, et souhaite aussi situer son intrigue dans un milieu éminemment visuel. Il en ressort l'impression, qui était exactement la même sur les deux autres films que j'ai vus (Dont je rappelle que l'un était antérieur, et l'autre postérieur à celui-ci) que pour le metteur en scène seule l'émotion compte. C'est ce que confirme d'ailleurs l'ensemble de ce long métrage de dimension respectable (il dépasse les deux heures). L'exposition du drame, située dans le cadre de la soirée au music-hall, dure quarante-cinq minutes, et est surtout constituée d'une enivrante série de scènes tournées de part et d'autre des numéros présentés au public... Le metteur en scène se plaît à montrer le public (ce qu'il ne faisait pas dans Variétés, mais il le refera dans Piccadilly, anticipant sur le style des films Anglais de Hitchcock à l'époque des 39 marches. Le drame, bien sur, n'a rien de révolutionnaire, mais il permet au réalisateur de se lancer dans une description moderne du chaos des sentiments qui passe par la vitesse (les voitures, utilisées pour une tentative de suicide ratée, des plus originales), l'ivresse (Eve Gray a droit à une belle scène d'ivrognerie touchante, dont le comique est contrebalancé avec efficacité par le montage parallèle d'une scène pathétique avec Jean Bradin), le jazz et la danse. La peinture du petit monde des coulisses complète un tableau de l'époque, que Dupont a souhaité prolonger avec Piccadilly... Mais Moulin Rouge est bien meilleur.
Mais venons-en à l'inévitable question: pourquoi donc le film n'a-t-il pas été tourné au Moulin-rouge? A mon avis, connaissant le contexte particulier des lois de censure cinématographique en Grande-Bretagne, ça aurait été difficile de tourner des scènes au Moulin-rouge, haut-lieu de la nudité scénique dès les années 20. Ce qui n'a pas pour autant empêché un scandale lors de la sortie (limitée) du film aux Etats-unis, en raison des tenues (très) légères des figurantes. Mais je ne cherche pas ici à en faire un argument de vente d'un film qui se débrouille bien tout seul!
On notera que Moulin Rouge a fait l'objet d'une reconstitution par le BFI et le DFI (l'équivalent Danois) puisque c'est à Copenhague que la copie la plus complète a été retrouvée. Une excellente idée des restaurateurs a été de restaurer également la bande-son de la deuxième sortie du film en 1929, qui respecte totalement le film et ses ambiances, au point de présenter un moment étonnant: le metteur en scène utilise énormément la force contrapuntique du montage parallèle, et une scène de danse endiablée accompagnée de jazz à un tempo infernal, est montée conjointement à une opération dans laquelle une femme joue sa vie. Chaque plan de la salle d'opération est muet, coupant la musique de façon brutale. L'effet est impressionnant...