
"I'm an American, and I live in Paris", la première réplique par laquelle Jerry Mulligan (aucune relation consciente, au fait, avec l'immense saxophoniste Gerry Mulligan, c'est une pure coïncidence) s'adresse à nous a le mérite de justifier pleinement le titre, mais comme chacun sait sans doute, l'Américain à Paris du film est en réalité George Gershwin, seul compositeur dont la musique soit entendu dans l'intrigue. Une sorte de pari, pour le producteur Arthur Freed, qui souhaitait "emprunter" à Ira Gershwin ce joli nom pour une comédie musicale. Le frère du compositeur décédé n'aurait parait-il accepté qu'à la condition que toute la partition soit basée sur les compositions de George.
Arthur Freed, c'est bien sûr M. Musical à la MGM entre la fin des années 40 et les années 50, et il n'avait sans doute plus grand chose à prouver... pourtant ce film va occasionner un renouveau profond du genre, qui aboutira dès l'année suivante à l'un des plus beaux films du monde... Pas celui-ci, même si avec An American in Paris, on s'attaque quand même à un monument. Mais aussi à une oeuvre composite, paradoxale, et qui a du frustrer un peu les deux "autres" auteurs, Gene Kelly et Vincente MInnelli. J'y reviens plus loin...

Freed, Kelly et Minnelli se sont donc entendus sur l'histoire de Mulligan (Kelly), un ex G.I. resté à Paris pour tenter d'y vivre de la peinture, mais qui connaît aussi d'autres artistes: un pianiste de concert qui est sans le sou, Américain lui aussi (Oscar Levant, dont la présence ici s'explique sans doute principalement par le fait qu'il était un ami personnel de Gershwin), et Henri Baurel (Georges Guétary), un jeune chanteur à succès. Jerry Mulligan est "découvert" par une riche Américaine dont les intentions semblent plus qu'ambiguës, mais il fait aussi la rencontre de la jeune et jolie Lise Bouvier (Leslie Caron), et ils tombent tous les deux amoureux... Le problème, c'est que Jerry ne sait pas que Lise est fiancée à Henri...

C'est tout, et c'est après tout bien suffisant pour les images d'Epinal dont le film se nourrit. Son Paris est le Paris de toujours, celui des cartes postales... Seules quelques images de la seconde unité telles que celles qu'on voit derrière la voix off du début par exemple, ont été tournées à Paris... Et c'est là qu'on va pouvoir reparler de la frustration de Minnelli et Kelly, mais pas tout de suite. D'abord, admettons que si ce film a obtenu l'oscar du meilleur film en 1951, il l'a sacrément mérité! C'est une leçon de plaisir, aussi fausse que revigorante, et le pari un peu fou de Freed, confié à ces deux experts que sont Kelly et Minnelli, fonctionne sans trop de bémols (si j'ose dire): marier cette image du gai Paris tel qu'on le rêve, avec la peinture, la danse et bien sûr les chansons de Gershwin, toutes re-contextualisées: I got rhythm devient un échange entre Kelly et des enfants qui sollicitent une leçon d'Anglais, S'wonderful est chanté par Guétary et Kelly qui ne savent pas qu'en échangeant sur leurs amours, ils viennent de parler de la même femme, et Quand il danse avec elle dans une cave de St Germain, Kelly sussurre à l'oreille de Leslie Caron Our love is here to stay... A chaque occasion sa chanson, et si j'excepte la scène de Guétary sur Stairway to Paradise qui n'a aucun intérêt (Pauvre Guétary... Au passage il est nullissime, qu'il chante ou qu'il parle), même l'interprétation par Levant d'un Concerto in F en mode narcissique (il est au piano, mais il est aussi les musiciens, le chef d'orchestre et même un membre du public) qui aurait pu être anecdotique est relevé par une mise en scène qui joue admirablement des lumières et des couleurs, nous préparant à l'extraordinaire final du film...

Avant ce ballet de 17 minutes (pour lesquelles on utilise l'arrangement de Ferde Grofe pour An American in Paris, et comme il ne dure que 13 minutes, il a fallu l'étendre pour les besoins du film...), deux films de Michael Powell s'étaient penchés sur la possibilité de mélanger intelligemment musique et drame, sans un gramme de dialogue, sur une longue séquence. Black Narcissus (1947) est le premier, sans danse, avec une séquence entièrement muette mais rythmée par la musique, et le deuxième était bien sûr The red shoes, dans lequel le ballet du même nom se substituait au film, sur un quart d'heure, traitant la danse à la façon d'un Busby Berkeley faisant exploser les limites théâtrales et cinématographiques: voilà ce que désirait Freed, mais avec un fil rouge essentiel: Jerry Mulligan devait y évoluer dans la peinture, et cette peinture devait s'animer. Pari réussi, cette séquence est fabuleuse, et nous montre autant un homme qui est hanté par sa rencontre avec la femme idéale, qu'un artiste qui teste son art avec celui des grands anciens, pour se retrouver, à la fin, confronté à la même esquisse qu'au début... Leslie caron y est fantastique, la musique aussi évidemment, et Gene Kelly se joue de toutes les contraintes. Seulement voilà, le film lui a sans doute laissé un goût un peu amer...

Gene Kelly était un danseur passionné par l'idée que la danse puisse surgir de la vie et la vie de la danse: alors un film entièrement tourné en studio, forcément, ça ne lui convenait pas tant que ça. Et puis cet extraordinaire ballet prenant toute la place finit par être tout sauf spontané, il avait même fallu arrêter le tournage du film avant de pouvoir le mettre en route! Il est probablement que Kelly a du beaucoup accepter de compromis pour faire ce film, et c'est très certainement la raison pour laquelle il se retrouvera aux commandes du film suivant dans le genre...
Et Minnelli, qui garde ici un grand pouvoir (Son sens des couleurs, son contrôle sur des scènes difficiles, comme le bal en noir et blanc, ou encore son jeu autour des monochromes reste formidable) a du malgré tout ressentir un peu la même frustration, d'autant qu'entre la danse, la musique et la peinture, il était vraiment à la maison. Mais voilà: Freed n'allait pas se laisser voler le contrôle d'un tel film, qu'il souhaitait piloter... jusqu'aux Oscars. Et le metteur en scène était attiré par des intrigues généralement plus noires, plus complexes en tout cas que celle-ci.
Mais après tout, tant pis pour eux, pourrait-on dire. Tant pis pour Guétary, laissons-nous aller à la danse, la musique de Gershwin, et à ce ballet difficile, véritable film dans le film, qui va installer un précédent (Auquel répondront Kelly et Donen dans Singin' in the rain, comme de juste): An American in Paris, c'est du plaisir.