
Tourné à l'hiver 1914-1915, ce film est en fait la plus ancienne collaboration conservée entre Bauer, et les deux acteurs qui six semaines plus tard tourneront pour lui Après la mort, et qu'on retrouvera aussi dans La mort du cygne: Vera Karalli et Vitold Polonski. Karalli interprète Lili, une jeune femme totalement aveugle, et Vadim son amoureux de toujours, décidé à lui rendre la vue par tous les moyens...
Et justement, Vadim a trouvé le docteur miracle, qui a par une simple opération trouvé le moyen de rendre ses yeux à la jeune femme. Celle-ci se fait opérer, et le miracle s'accomplit. Mais le jour où elle recouvre la vue, elle commet une erreur d'interprétation de ce qu'elle voit, et elle confond les deux hommes présents Vadim, et... Gregory; son frère. Tout le contraire de Vadim: il joue, il boit, il fait la fête, il drague, et il s'affiche avec des femmes... Mais il a toujours rêvé d'accrocher Lili à son tableau de chasse, et comme la famille de Lili ne veut pas qu'on la contrarie, il est décidé de ne pas lui révéler la vérité...
Je m'arrête tout de suite sur ce qui ne va pas: ce n'est pas comme si Lili n'avait jamais rencontré les deux hommes qu'elle a confondus. Si on s'en tient à l'image, on sait qu'elle connait par ses mains le visage de Vadim... Et si on est un tant soit peu réaliste, on se doute que leurs voix respectives les rendent forcément différents. Bref, ça ne tient pas debout, il convient de l'admettre.
Mais voilà, Lili possède un certain nombre de caractères qui la rendent si particulière dans le monde de Bauer. Comme tant d'autres, c'est une artiste, qui a trouvé dans la pratique du violon une échappatoire et un univers bien à elle. Ensuite le film nous présente, à travers le jeu enfiévré de Vera Karalli, une découverte de la vue qui devient une expérience traumatique. En recouvrant un sens qu'elle n'a jamais eu, elle perd tous ses repères, après tout. Et Gregory, tout le contraire de son frère l'aîné tourmenté, représente aussi d'une certaine façon l'attraction de l'interdit. Et la révélation de la dissolution de la vie de celui qu'elle s'est en quelque sorte choisi, va ^précipiter une inversion symbolique de la situation.
Oui, Lili redevient aveugle, et peut à nouveau profiter du "bonheur de la nuit éternelle"...
Bauer en dépit du ratage énorme dans le script est très à son aise, dans la peinture de trois univers, tous des domaines qu'il a explorés et dans lesquels il est passé maître: le monde restreint de Lili, dans lequel l'actrice limite le jeu de ses yeux tout en y trouvant une extrême expressivité. Le monde torturé de Vadim, un homme responsable, et un savant, qui pèse en permanence le pour et le contre, hanté par la mort: il a des cranes humains sur son bureau dans une pièce sombre où il passe le plus clair de son temps. Enfin, le monde de Gregory est fait de repas à n'en plus finir, de boisson, et il vit entre son appartement décoré de statues, hum, antiques, et l'appartement de sa maîtresse (celle qui révélera la vérité à Lili, par jalousie)...
ET le metteur en scène alterne les vues presque naturaliste de Lili et Gregory (qu'elle prend pour Vadim) dans un Moscou sérieusement enneigé, et une scène inattendue, de Lili qui découvre encore la magie de la vision: fascinée de pouvoir voir la nature, elle regarde par la fenêtre en pleine nuit, et a une vision d'horreur, celle d'une créature au masque de mort... Une brusque intrusion fantastique dans un mélodrame dont les contours restent classiques, mais aussi un aperçu de la vie intérieure troublante d'une feme qui a trouvé un sens qu'elle ne maîtrise pas, et qui décidément ressemble furieusement à une incarnation de sa sexualité ou en tout cas de sa vie affective, ce qui dans un film de 1915 revient, somme toute, au même...