
C'est la deuxième fois que la Warner s'attelle à une version de la même histoire d'Ernest Hemingway, mais le titre sera laissé de côté au générique de ce film. The breaking point (c'est le point de cassure, la limite de ce qu'un homme peut encaisser) relate l'histoire d'Harry Morgan (John Garfield), un ancien marin de la seconde guerre mondiale, qui cinq années après la fin du conflit, survit en utilisant son savoir-faire maritime dans un petit bateau, louant ses services aux gros bonnets de passage, en compagnie de son ami Wesley (Juano Hernandez). Ils ont tous les deux une famille à nourrir: Morgan est marié à Lucy (Phyllis Thaxter), dont il a eu deux filles; et Wesley a un garçon, qu'on verra à deux reprises: au tout début du film, et aussi à la fin...
Les deux amis utilisent donc leur talent pour gagner leur vie, mais l'un et l'autre partagent la même vision des trafics ombreux auxquels ils pourraient se livrer s'ils le souhaitaient: un avocat véreux, Duncan (Wallace Ford), passe son temps à proposer des affaires louches à Morgan. Il les repousse toujours... jusqu'à ce qu'un client, Hannagan (Ralph Dumke), ne parte sans payer: coincé au Mexique, sans argent, Morgan doit accepter une offre de Duncan qui lui permettra de retourner aux Etats-Unis. Mais ce ne sera que le premier faux pas d'une descente vers les ennuis les plus encombrants, dans lesquels Morgan et Wesley vont laisser un certain nombre de plumes...

Harry Morgan, en 1944, c'était Humphrey Bogart, et le film de Hawks s'appelait To have and have not. C'était d'ailleurs le titre du livre d'Hemingway, mais l'intrigue située dans le roman en 1937 à Key West était transposée à Fort-de-France en 1940, permettant de continuer à exploiter l'image de résistant incarnée par Bogart dans Casablanca et Passage to Marseilles (Les deux films, incidemment, sont réalisés par Michael Curtiz...), avec cette même évolution du personnage, d'une indépendance farouche, vers une indignation le poussant à épouser la cause anti-fasciste. C'était d'un romantisme échevelé, d'autant plus magnifié par la présence de Lauren Bacall, et comme chacun sait la romance entre ces deux-là a beaucoup joué en faveur du film, aussi bien sur le plateau que dans le département publicité de la WB!
Contrairement donc à l'aventure romantique de To have and have not (le film), d'un romantisme qui doit sans doute autant à Hawks qu'à Hemingway, The breaking point qui remet certaines pendules à l'heure (A commencer par le fait qu'Harry Morgan ait une famille et des factures à payer, ce n'était pas le cas dans le film de 1944), est un film noir. Et film noir oblige, on y trouve aussi une femme fatale incarnée par Patricia Neal, dont c'est peut-être le rôle de sa vie! Leona Charles est une femme indépendante, qui tend à s'accrocher à des hommes d'argent, et au début du film elle est la petite amie de Hannagan. Leona représente l'aventure, ou ses dangers... A ce titre, elle est un élément imprévu, dont Morgan se serait bien passé, car l'attraction entre les deux est évidente. Suffisante en tout cas pour qu'une fois revenu à la maison, Morgan mente à son sujet. Pourtant, il ne se passera rien, ou presque rien entre les deux: Morgan fera en effet le choix de ne pas céder à ses impulsions, précisément parce qu'elle sont des impulsions.

Le romantisme du film, de fait, est plus clairement un romantisme de lendemain de cuite que le souffle noble de la grande aventure. Le film nous conte en effet des mésaventures vécues par un homme capable d'encaisser (Il a fait la guerre, dont il est revenu couvert d'honneurs et de médailles diverses), mais qui a surtout des bouches à nourrir. Et Curtiz, pour définir son personnage principal, a fait en sorte que le scénariste Ranald McDougall joue à fond la carte domestique, des scènes situées dans la maison modeste des Morgan, où il est question de traites à payer, de faire le plein, et d'amener les filles à l'école... Des scène minimalistes, qui bénéficient pourtant du même soin dans la mise en scène, que les séquences d'action, ou d'atmosphère nocturne.
C'est que le film n'est pas un film noir comme pouvaient l'être les grandes oeuvres du temps de guerre, toutes en style et en atmosphère baroque: Curtiz traduit ici le désenchantement d'après-guerre, dans une histoire qui se passe le plus souvent au grand jour, en plein sous le radieux soleil de Californie... Et il le fait avec un style exceptionnel, le sien, en signant chaque scène, chaque plan, de sa maîtrise et de ses thèmes de prédilection. Comment ne pas se reconnaître une fois de plus, dans le rôle d'un capitaine revenu de tout, qui doit travailler à faire ce qu'il aime, mais dans des conditions qui ne sont plus celles qui l'ont motivé au départ? Curtiz, depuis près de 25 ans à la WB, tourne par nécessité, parce qu'il en est dépendant; et Morgan, qui doit composer avec les uns et les autres, c'est lui plus que bien d'autres personnages (les autres personnes dont il s'est senti proche, dans ses années Warner, sont probablement Lionel Atwill dans The mystery of the Wax Museum, John Barrymore dans The mad genius, et Claude Rains dans The unsuspected) de ses films... Et la façon dont The breaking point commence le rend proche de tant de films qui commencent avec la vision d'un véhicule en marche, l'un des péchés mignons du metteur en scène...

The breaking point, merveilleux film noir, est l'un des éléments principaux du testament d'un immense metteur en scène, qui dans ce genre d'entreprise pourrait bien avoir été infaillible, trouvant d'instinct l'angle parfait (Ces compositions qui intègrent la profondeur de champ, ces scènes nocturnes, ces plans-séquences magiques...), dirigeant ses acteurs à la baguette, mais obtenant en retour des interprétations splendides: Patricia Neal, donc, ou John Garfield, ou Phyllis Thaxter, sont plus que remarquables. Mais le metteur en scène cache de moins en moins son profond humanisme, en décidant de finir sur un plan imprévu: lors d'une aventure malencontreuse, Wesley, l'ami Afro-Américain de Morgan, a trouvé la mort. Morgan est salement amoché, et on le ramène à terre, à sa famille, menée par Lucy qui s'accroche à l'espoir qu'il se sorte de ses blessures. Tout le monde part, sauf une personne, laissée là à son sort, et à ses interrogations: le fils de Wesley. Il ne sait pas encore que son père est mort, personne ne le lui a dit.
C'était déjà une belle avancée de la part de Curtiz d'insister que l'acteur Afro-Cubain Juano Hernandez interprète le rôle, et soit l'ami intime de la famille Morgan (Chez Hawks, il aurait été leur coolie, et n'aurait eu qu'un vocabulaire limité), sans que jamais quelqu'un fasse la moindre réflexion sur la couleur de sa peau. Mais ce final inattendu qui souligne l'indifférence dans laquelle un garçon de dix ans végète, de la part des blancs qui l'entoure, montre décidément la noirceur de ces années d'après-guerre...
C'en est bien fini de l'esprit de Casablanca.
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