
Fantômas, le personnage créé par René Souvestre et Marcel Allain, est tout au plus un signe, un prétexte: le premier à l'avoir compris, et à s'être dit qu'il y avait là une formidable opportunité cinématographique, c'est Feuillade. Et pourtant, rien dans sa vie et dans ce qu'il était ne prédisposait ce négociant en vin de Lunel à devenir le principal pourvoyeur de frissons criminels cinématographiques: bon catholique à la mode pré-1905, d'opinions conservatrices pour ne pas dire réactionnaire (On lui prête volontiers un royalisme militant), et travaillant pour la très comme il faut firme Gaumont, Feuillade ne paraît pas vraiment correspondre au profil... Mais Feuillade, venu au cinéma par hasard, possède en commun avec d'autres, parmi lesquels certains seront ses disciples (Lang, Hitchcock) une compréhension instinctive de la façon dont devrait fonctionner le septième art. J'utilise un conditionnel à dessein: au moment d'entamer la saga Fantômas, avec ce premier de cinq films, le metteur en scène n'a pas encore défini les canons du genre.
Donc, Fantômas, introduit dans les romans comme un énigmatique personnage qui n'est personne, nous est dévoilé sous les traits passe-partout de René Navarre, et l'ensemble de ce premier film tourne justement autour de l'insaisissabilité, de l'infaillibilité même de Fantômas: c'est probablement qu'il n'existe pas. Et la lutte permanente, acharnée, dans laquelle se plongent ses ennemis jurés Juve (Edmond Bréon) et Fandor (Georges Melchior) est d'autant plus cruciale pour eux qu'elle les définit... Sans Fantômas, le personnage du flic aguerri mais toujours distancé par le génie du mal, et celui du journaliste valeureux mais qui ne reste au fond qu'un apprenti de son ami plus âgé, ne peuvent exister car il n'ont aucun sens.
C'est paradoxal, car qui est Fantômas? Dans le film, il est toujours un autre: une silhouette intrigante, dotée d'une barbe postiche, qui apparaît soudain derrière un rideau derrière une belle dame qui ferait bien de planquer ses bijoux; un garçon d'ascenseur, ou du moins un faux garçon d'ascenseur dont le déguisement (pris sur un pauvre bougre qui n'avait rien demandé à personne) permet à celui qui le porte de se tirer vite fait bien fait d'un mauvais pas; Fantômas est le riche Gurn, qui possède et envoûte sa maîtresse, la veuve Lady Beltham (Renée Carl) prête à tout sacrifier pour lui. Fantômas, enfin, est une de ces cartes de visite que le maître du crime laisse partout derrière lui; un seul mot, Fantômas, écrit à l'encre sympathique... Pire: parfois avoir Fantômas en ses mains revient à ne rien avoir du tout: quand on s'apprête à exécuter Gurn, c'est un autre qui est entre les mains de la police. Allain et Souvestre le décapitent, mais Feuillade le sauve: il n'est qu'un sous-fifre.
Avec Fantômas, Feuillade invente un genre policier qui n'a ni début ni fin, il raffine ses épisodes dans lesquels on entre comme en mouvement: l'affaire est, le plus souvent, déjà entamée; Fandor et/ou Juve lit un article du Gaulois, et l'investigation est bien sûr au point mort. La fin sera toujours un moment durant lequel le criminel, à deux doigts d'être pris, échappe à la justice. Et si ce n'est pas le cas, c'est qu'il a un plan... Du coup, le crime devient sans solution, et le mal éternel. Tout le feuilleton cinématographique à venir est dans ces quelques principes. Et ce qui fascine chez Lang, justement, dont Mabuse est clairement un héritier de Fantômas, est déjà présent dans l'oeuvre de Feuillade: les codes, les secrets, les fausses identités, les déguisements (tous les films commenceront par ces visions en gros plan générique de Navarre, qui expose ses visages au public comme Mabuse le fera en 1922.
On pourra bien sûr objecter que Feuillade est souvent lent, démonstratif; qu'il n'utilise quasiment jamais le montage, qu'il impose à ses acteurs de faire tous les mouvements d'une action au-delà du nécessaire, ce qui contredit l'impression fragmentaire d'un crime déjà en cours, qui ne parviendra pas à sa fin. Mais Feuillade, certes concerné par le principe de l'efficacité de la narration, souhaite l'obtenir par l'énonciation méthodique, plutôt que par l'impressionnisme du montage, ou les non-dits de l'ellipse. Et il en tire une logique interne et une fluidité narrative impressionnante: quand Fantômas, qui vient de faire une action d'éclat au troisième étage d'un hôtel particulier, quitte la chambre, il est cuit: la maréchaussée sera sur les lieux avant qu'il ait pu fuir. Il va prendre l'ascenseur, en compagnie d'un garçon qu'il met hors d'état de lui nuire, et on va voir ensuite l'ascenseur descendre 3, 2, 1 étages avant d'arriver au rez-de-chaussée. Quand Navarre en sort, débarrassé de sa barbe, costumé en uniforme, il est désormais parfaitement logique qu'il échappe à la police et à la sécurité de l'hôtel, qui commence à s'organiser. A la fin de la scène, non seulement le spectateur sait exactement ce qui s'est passé, mais en prime il a assisté au génie en action, et d'une certaine façon (ce n'est bien sûr jamais dit) il est aux côtés de Fantômas, complice en frissons délectable. on est à l'époque du théâtre du Grand Guignol, après tout... Et puis, un fait qui aura une descendance chez Lang aussi bien que chez Hitchcock, surtout: le spectateur a une longueur d'avance sur ses héros Juve et Fandor.
Et pour conclure si en apparence la morale du fil, derrière Juve et Fandor, est placée du bon côté de la loi, le fait est qu'on attend à la fin de pouvoir y retourner. Bref il est clairement souhaité que Fantômas agisse, de nouveau, et nous surprenne. On le suivra... Ce Fantômas est donc l'apparition définitive, surprenante, inattendue, d'un genre et de quelques-uns de ses codes essentiels. Une apparition qui aujourd'hui encore n'a pas perdu sa superbe, ni son charme ironique... Les surréalistes ne s'y sont pas trompés, et ils avaient raison.



