
Que serait devenu le cinéma Suédois muet sans Selma Lagerlöf? Stiller a réalisé Le trésor d'Arne, Sjöström La charette fantôme... Le premier a aussi réalisé ce film, adapté du premier roman de la future lauréate d'un prix Nobel de littérature (1909). Mais l'auteur de cette adaptation de la Saga de Gösta Berling a du batailler ferme contre la grande dame, qui goûtait assez peu son sens du spectaculaire, tout en appréciant son propre rôle d'inspiratrice du cinéma national; ironiquement, Stiller était assez clairement en service commandé avec ce film, qui permettait à Charles Magnusson, le patron de la compagnie Svensk Filmindustri, d'espérer avoir un parfait film-étendard pour représenter le cinéma Suédois; de plus, Stiller entendait bien faire définitivement la preuve de ses capacités, car le départ à Hollywood semblait évident; enfin, avec cette spectaculaire production, le metteur en scène formait une nouvelle actrice qui l'enthousiasmait plus que de raison: Greta Gustaffson, rebaptisée Garbo, avait du génie, et en plus la caméra de Julius Jaenzon l'adorait... Bref, on l'aura compris, l'heure n'est pas à la subtilité...
Gösta Berling (Lars Hanson) traîne comme un boulet une réputation de prêtre défroqué; il a bien essayé de se recycler: il a été amoureux d'une jeune femme, la belle Ebba Dohna (Mona Martenson), que sa tutrice souhaitait marier à un roturier, afin de rafler son héritage. Berling était au courant de la machination, mais pensait que la jeune femme l'aimait vraiment, et n'avait donc pas révélé son statut. Hebergé avec d'autres gentilshommes de fortune, les "Chevaliers" (Un titre hautement ironique) à Ekeby, Gösta Berling cherche mollement sa rédemption en assistant, de façon plus ou moins impliquée selon les cas, aux aventures compliquées de trois familles de notables:

D'une part, la tutrice d'Ebba a fait revenir son fils Henrik (Torsten Hammaren), qui s'est marié avec une jeune et belle Italienne, mais on peut franchement se demander comment cette créature de rêve a bien pu se marier avec une telle andouille... D'ailleurs, après avoir rencontré Gösta, la belle Elizabeth (Greta Garbo) se le demande aussi. D'autre part, les riches Melchior et Gustavfa Sinclaire (Sixten Marmelfelt et Karin Swanström) ont une fille, la belle Marianne (Jenny Hasselquist), qui flirte un peu trop avec le flamboyant Berling. Ce qui va pousser son père à mettre la fille dehors: littéralement, et en plein hiver Suédois... Enfin, le manoir d'Ekeby est la propriété d'une femme (Gerda Lundequist), l'épouse d'un militaire qui doit être le dernier à ne pas savoir que le legs de cette propriété à son épouse par un homme très puissant, avait été le fruit d'un adultère... mais quand il l'apprend, le mari se fâche et met la dame d'Ekeby dehors, lui aussi...
De saga, il n'y a pas vraiment; c'est plutôt une série de mésaventures dans lesquelles Gösta Berling lutte à la fois contre les notables qui le méprisent, et contre lui-même: à la recherche de la rédemption, le fier 'chevalier' s'interdit en effet de toucher au bonheur. Stiller, de son côté, s'interdit de développer de façon fine la psychologie de ses personnages, préférant accentuer le coté flamboyant et improbable de son film. Par moment, Lars Hanson est sur un registre qui l'apparenterait presque à Ivan Mosjoukine, d'ailleurs, dont le Casanova n'est pas très éloigné. Si ce n'est que le séducteur Vénitien, lui, sait profiter de toutes les situations!
Le film est divisé en deux parties, mais Stiller a soigné certaines séquences, situées dans la deuxième moitié du film: afin de leur donner tout leur poids, il a transformé la première époque en une sorte d'exposition qui nourrira ensuite de tension dramatique les éléments qu'il veut rendre les plus importants dans l'autre moitié. Mais le film reste un impressionnant effort, par ses costumes, par la reconstitution ironique d'un monde de castes, et par la vitalité de la mise en scène. La façon dont les actrices, en particulier Jenny Hasselquist et Greta Garbo, sont filmées, les personnages de comédie (L'impayable Henrik Dohna)... Il y a beaucoup à prendre dans ce film.
Mais soyons juste: il y a sans doute une raison pour laquelle on parle tant, d'une part de ses deux scènes les plus spectaculaires: l'incendie d'Ekeby, pour lequel la production a incendié pour de vrai une habitation, ce qui permet à Lars Hanson de payer raisonnablement de sa personne, et bien sûr la spectaculaire poursuite sur un lac gelé, Garbo et Hanson étant en traîneau, poursuivis par une meute de loups... D'autre part, la principale raison pour laquelle on parle encore de ce film, c'est probablement Greta Garbo, dans un rôle que Stiller a gonflé de manière à utiliser au maximum ses compétences. Dès le départ, le beau visage de l'actrice, et ses yeux, illuminent le film.
Pour finir, on peut remarquer l'ironie qui consiste, pour Magnusson, à mettre en chantier un film pour montrer la toute-puissance du cinéma Suédois, à l'heure où tous ses grands noms partent pour l'étranger: Hasselquist pour l'Allemagne, et Stiller, Sjöström, Garbo et Hanson pour Hollywood... Cette Saga de Gösta Berling devient donc le chant du cygne de la cinématographie muette Suédoise...
