
On date généralement l'apparition du film de gangsters des débuts du parlant, et en particulier avec la sortie de Little Caesar, de Mervyn Le Roy, Scarface de Hawks, et The public enemy de William Wellman. On sait aussi que les premières représentations de la criminalité sont à chercher chez Griffith avec le superbe mais didactique The musketeers of Pig Alley, sorti en 1912, et chez Walsh dont Regeneration (1915) représente un peu la frange la plus naturaliste de ce type d'évocation. Mais à la fin des années 20, quelques film ont constitué un peu le chaînon manquant de cette évolution, en particulier deux films de Josef Von Sternberg dont un seul a survécu (Underworld, 1927, le film perdu étant The dragnet, 1928), et The racket de Lewis MIlestone...
Ce dernier est dû à deux compagnies, et deux hommes essentiellement: d'une part, c'est une production Caddo de Howard Hughes, dont les films étaient distribués par Paramount; ce n'est pas qu'un deal de distribution, puisque le film utilise une star du studio (dont, il est vrai, la compagnie ne savait plus quoi faire...), Thomas Meighan; d'autre part, on sait que la Paramount, justement, était le studio dans lequel Sternberg s'est senti si bien qu'il y a réalisé ses chefs d'oeuvre cités plus haut... Et si The racket est signé de Lewis Milestone, comment ignorer le fait que Hughes l'a produit, quand on sait à quel point l'ombrageux producteur s'impliquait?
Adapté d'une pièce à succès de Bartlett Cormack, The racket est non seulement une plongée dans l'univers nocturne du gangstérisme de 1928, c'est aussi une réflexion dure et narquoise sur les limites de la loi et sur le système qui a permis l'éclosion d'une criminalité hors normes aux Etats-Unis. Dès le début, le ton est donné par une séquence dans laquelle un homme, d'abord anonyme, manque de mourir dans un traquenard: alors qu'il marche dans la rue, la nuit, d'un côté à l'autre, depuis les fenêtres d'appartements, des hommes se font signe... Puis on lui tire dessus, mais on le rate. A ce moment, l'homme (Thomas Meighan) voit l'un de ses assaillants (Louis Wolheim) sortir de son immeuble, l'air satisfait. Ils parlent, comme si c'était de tout et de rien, de ce qui vient de se passer, et le deuxième homme conseille au premier de changer de "racket", un terme ambigu qui peut aussi bien vouloir dire activité, qu'activité criminelle. Les deux hommes se séparent, mais on ne sait pas qui est qui. Ces deux hommes sont-ils des gangsters, ou des policiers? Et si les deux tâches sont partagées, on est bien incapable de déterminer lequel des deux est du bon côté de la loi.
C'est tout l'univers de ce film exceptionnel, dans lequel le même homme, le capitaine McQuigg (Meighan) qui combat inlassablement le système politico-mafieux dont Nick Scarsi (Wolheim) est le maillon le plus voyant, s'attablera parfois avec les bandits à leur invitation. Et lors d'une scène magistrale, non seulement quand le policier s'assied aux côtés du bandit, il boit comme lui, sans sourciller alors qu'on est en pleine prohibition, mais en plus il suffit qu'il se rende aux toilettes pour qu'un crime ait lieu dans la salle de restaurant! Et Nick Scarsi est un habitué du poste de police, non seulement pour raisons professionnelles, mais aussi par savoir-vivre: il vient rendre visite à ses amis, en quelque sorte. Dans ce jeu du chat et de la souris, pourtant, les flambées de violence sont fréquentes, et toujours impressionnantes: Milestone était au sommet de son art, et Hughes savait qu'il pouvait lui demander ce qu'il voulait, le metteur en scène le lui donnerait sans faille.
On comprend a posteriori pourquoi le film a été censuré (en particulier à Chicago): il dépeint un monde dans lequel le crime et la loi semble pouvoir facilement se mélanger, et met le nez dans des affaires gênantes pour l'époque, sans se priver de dire que la politique participe au partage du gâteau. Mais derrière cet aspect fumant de reportage un peu crapuleux, c'est une merveilleuse confrontation qui nous est proposée, doublée du portrait de deux hommes surtout. L'un d'entre eux a su s'accommoder sans états d'âme de la situation qui lui permet une quasi impunité, et l'autre ronge son frein, en attendant le jour ou lui aussi tordra le cou à ses principes, et ce jour-là, clairement, Nick Scarsi passera un mauvais quart d'heure. La preuve dans le film.

