
Sous la présidence de John Kennedy, un laboratoire secret situé à Baltimore, dans le Maryland, s'occupe d'une créature étrange; un homme amphibie découvert en Amérique du Sud. Le responsable de la mission, Richard Strickland (Michael Shannon), est un homme ambitieux et surtout dénué du moindre scrupule. Son assistant sur le projet, le Docteur Robert Hoffstetler (Michael Stuhlbarg) ne partage pas son intransigeance, ni son ambition. Mais surtout, c'est un espion Soviétique, dont la mission est de voler les secrets apportés par l'étude de la créature, ou au besoin en priver les Etats-Unis. Pendant ce temps, nous faisons la connaissance de deux personnes qui vivent en voisins à Baltimore: Elisa Esposito (Sally Hawkins), muette depuis la naissance, travaille à l'entretien dans le laboratoire secret; Giles, un peintre raté (Richard Jenkins), trompe sa solitude en vivant dans son atelier entouré de ses chats. Ils vivent au-dessus d'un cinéma de quartier qui est en train de perdre ses derniers clients...

Elisa va croiser la route de la créature, et ne s'en remettra pas; comme va le noter Hoffstetler, elle va réussir, contrairement à Strickland, à former un lien avec lui, et très vite va s'investir dans cette relation, développant des éléments de langage (des signes, bien sûr), lui faisant goûter la musique, lui donnant des oeufs... Lorsque l'ordre est donné par un haut gradé de procéder à la vivisection de l'amphibien, elle prend la décision de le retirer du laboratoire et de l'amener chez elle... Un coup de force pour lequel elle bénéficiera d'une aide inattendue.
On est en plein conte: Elisa, femme-enfant dotée d'un handicap (elle s'en sort bien mais elle le dit elle-même, elle est "incomplète") est une enfant trouvée au bord de l'eau, et son cou porte les stigmates d'une agression mystérieuse: elle aurait perdu sa faculté de parler lors de cette expérience... Orpheline, elle est comme d'autres femmes de Baltimore agent d'entretien, et donc ni considérée, ni susceptible de s'élever dans la vie. Si Elisa est différente par son handicap, son nom hispanisant la rapproche aussi des autres femmes, qui sont noires, ou ont un accent prononcé. La plupart des scènes rappellent l'idéologie dominante, à la fois pour des besoins d'installer un décor aussi véridique que possible, mais aussi pour avancer la thématique principale: car The shape of water est un film sur l'exclusion et la solidarité... Alors il est difficile de ne pas considérer Richard Strickland comme une synthèse de tout ce qui ne va pas dans le monde d'aujourd'hui: Michael Shannon, un acteur intense (déjà vu dans l'excellente série Boardwalk Empire de Terence Winter) incarne le personnage comme un descendant des pires sadiques aperçus chez Disney, mais avec tout le bagage d'un adulte de 2018: ambitieux, dénué de scrupules mais aussi de coeur, marié et père de famille, mais semblant n'avoir besoin de sa famille que pour le statut social normalisateur qu'elle lui apporte (et de son épouse pour quelques compensations sexuelles qu'elle lui offre sans voir l'air d'en retirer grand chose), il est violent, aime le sentiment de toute puissance que lui apporte la torture, raciste et aimant le souligner, il est aussi un prédateur sexuel de la pire espèce, qui tente de "séduire" Elisa en la dominant. Bref, c'est un fabuleux méchant, pas un subtil, loin de là...

Hoffstetler, de son vrai nom Dimitri, est plus ambigu. S'il a beaucoup de ce qui renvoie au cliché de l'espion de l'est, il n'est pas un fervent admirateur de sa propre mission, et se rebelle même lorsque on lui intime l'ordre de supprimer la créature. Il est joué dans un mélange de drame et de comédie par Stuhlbarg, qui était parfait dans le film A serious man, des frères Coen. Giles, le laissé pour compte qui partage plus ou moins le quotidien d'Elisa (Et qui est le narrateur du film), est non seulement un ancien alcoolique qui tente de se raccrocher sans succès à son métier d'artiste peintre (et qui doit affronter la mise au rebut de son art, puisque les publicités qu'il peignait auparavant sont désormais effectuées par des photographes), mais aussi un homosexuel solitaire: sa seule tentative dans ce sens, lorsqu'il tente d'établir un contact avec le patron d'un établissement qu'il fréquente, sera un échec, immédiatement suivi d'une scène durant laquelle l'homme en question demande à des clients potentiels noirs de quitter les lieux... Enfin Zelda (Octavia Spencer), la meilleure amie d'Elisa sur son lieu de travail est une forte femme, mariée (à un bon à rien, dit-elle) et noire (elle doit subir les remarques acerbes de Strickland) mais elle est surtout la voix d'un bon sens largement accompagné de résignation: non, décidément, dans l'Amérique de 1961, il n'est pas aisé d'être différent... Quelle que soit la différence.

Del Toro adopte dès le début un style fait de nombreux plans-séquences surtout dans les scènes d'exposition qui nous donnent l'impression d'assister à la cohabitation impossible de plusieurs mondes: la première "rencontre" entre Elisa et l'amphibien, par exemple, est un long plan durant lequel nous voyons bien de quelle façon le microcosme du laboratoire fonctionne, avec d'un côté les fonctionnaires, de l'autres les femmes de ménage qui leur semblent invisible, et au milieu, un coffre mystérieux qui attire l'oeil d'Elisa... Car l'essentiel du film, bien que raconté par Giles, est le développement de son point de vue à elle, et c'est une différence qui s'établit entre le film et l'un des ses modèles, The creature from the black lagoon (un film que je ne peux m'empêcher de considérer comme très, très moyen...).

Si on peut sans aucun problème, et je pense que c'est totalement assumé, considérer le cas de chaque personnage secondaire, de Strickland à Zelda comme une exploitation d'une série de clichés savamment intégrés, Elisa échappe à cette classification. On le doit bien sûr à Del Toro, mais surtout à Sally Hawkins, la fantastique actrice Britannique qui joue le rôle: différente, Hawkins n'a pas la beauté de princesse qu'un casting Disney aurait immanquablement recherché. Ca ne l'empêche ni d'être belle, bien sûr, ni de vampiriser l'écran. Le tout début du film nous attache à elle en nous détaillant sa vie quotidienne dans toute sa banalité: son réveil peu glamour sur un canapé trop petit, ses ablutions, son petit déjeuner, sa solitude, sa promiscuité avec Giles... Et son envie d'autre chose, un romantisme exprimé de multiples façons, notamment par son goût pour la comédie musicale (elle fait des claquettes dans un couloir vide) et par le rêve qu'elle fait en guise de prélude au film: elle dort, en suspension dans l'eau, au dessus de son canapé... Ce rôle muet et chorégraphié va loin, et "l'amitié"/amour qu'elle va éprouver pour la créature va n'être platonique qu'un temps... Car la jeune femme nous a inclus dans son quotidien, et nous savons que son romantisme n'est pas dénué de l'envie d'une vie sexuelle: ce qui va provoquer deux scènes de rapprochement audacieuses, et d'une grande beauté formelle. Littéralement, d'ailleurs, elle va accomplir son rêve. Et surtout, elle va trouver en l'étrange amphibien (dont Del Toro nous montre qu'il a effectivement des pouvoirs, mais ceux-ci ont le bon goût de ne pas prendre toute la place) une personne qui l'écoute (paradoxalement) et dont elle va prendre en charge l'éducation...

En 2018, on ne fait pas un film comme The shape of water de façon anodine. Passionné de cinéma fantastique (Il connaît bien l'oeuvre de Tod Browning et par ailleurs cite volontiers Vampyr de Dreyer comme l'un de ses films préférés), Del Toro a déjà réalisé deux films-contes qui étaient des réflexions sur le fascisme, L'échine du diable et Le labyrinthe de Pan. Qu'on ne s'y trompe pas: l'Amérique de 1961, recréée dans ses moindres détails, est un reflet peu aimable de notre monde, que nous soyions Américains ou non: plaidoyer pour la solidarité, l'ouverture à la culture et la différence, le message est clairement assumé, même caché derrière les oripeaux du film d'horreur ou du conte. La beauté formelle impressionnante du film, le suspense particulièrement travaillé, l'humour, et la poésie, tout concourt à faire de ce film une éclatante et singulière réussite, un film qui nous garantit qu'il n'y aura pas de Shape of water 2, malgré sa fin si élégamment ouverte. Un film classique dès sa première minute, qui mérite ses Oscars dès sa première seconde, et qui est une merveille, de bout en bout: voila.



