
The unknown occupe une place à part dans le corpus de dix films réalisés par Tod Browning avec l'acteur Lon Chaney... Souvent cité comme étant le meilleur par beaucoup d'amateurs, il est sans aucun doute le plus troublant de leurs films, celui dans lequel l'acteur et le réalisateur font converger leurs univers à travers une thématique commune qui aura rarement été aussi riche en sens et en interprétations...
Lon Chaney, acteur à transformations, appréciait le défi représenté par la recréation du handicap, et avait à plusieurs reprises utilisé ses capacités de jeu pour la caractérisation de personnages comme Blizzard (The penalty, Wallace Worsley, 1920), amputé des deux jambes (Et tourné d'une hallucinante façon frontale), ou comme Dan, le faux infirme de The blackbird (Tod Browning, 1925), qui soumettait son corps à une impressionnante et dangereuse gymnastique pour faire croire qu'il était difforme...
De son côté, Browning était fasciné par le bizarre, certes, c'est souvent dit. Mais il était surtout issu du milieu du cirque, et avait transposé dans son univers cinématographique cette expérience, non seulement par des films situés dans ce monde-là (The unholy three, The mystic ou The show, pour s'en tenir à des films tournés avant The unknown), mais aussi en mettant souvent l'accent sur la mystification. Et son style en venait aussi: chez lui, on trouve peu de mouvements de caméra, peu de montage savant. Il lui importait d'installer une atmosphère par un décor approprié, et de demander aux acteurs de mettre en place la situation d'une manière aussi claire que possible. Les séquences reposaient ensuite beaucoup sur l'exposition de la scène à l'écran, avec une tendance justement à s'attarder, qui est surprenante aujourd'hui, par ce qu'elle enlève de rythme, mais qui est totalement inhérente à tout son cinéma (Ce qui donne parfois des résultats embarrassants, je pense à son adaptation ratée de Dracula en particulier). Mais surtout, Browning cherchait constamment à reproduire de lui-même vis-à-vis du public le bon vieux lien de mystification, en pointant le spectateur dans la mauvaise direction...
Donc, un illusionniste qui aimait à créer de toutes pièces des univers décalés et situés aux frontières du convenable, et un acteur fasciné par la différence et qui cherchait par tous les moyens à la représenter au mieux, en faisant tout pour être convaincant, et même au-delà, à créer entre lui et son spectateur un lien émotionnel fort: ces deux-là étaient faits l'un pour l'autre...
Le défi de The Unknown était important pour l'acteur, dont la publicité de l'époque cachait qu'il avait été doublé. Rien de déshonorant pour lui pourtant: Chaney, fait-il le répéter, était un acteur, et son personnage d'homme qui fait croire qu'il n'a pas de bras, avant de prendre la décision de se faire amputer, est un exemple particulièrement significatif de son talent... L'intrigue est la suivante:
Alonzo (Chaney), homme sans bras, est une attraction du cirque de Zanzi (Nick De Ruiz). Tous les soirs, il effectue avec ses pieds un numéro de lanceur de couteaux... Son assistante est la jolie Nanon (Joan Crawford), dont il est amoureux... Celle-ci est obsédée par l'insistance des hommes à vouloir la toucher, en particulier ce grand nigaud de Malabar (Norman Kerry), le costaud de la foire, qui revient à la charge en lui déclarant sa flamme tous les soirs: irritant, même si l'intention du bonhomme reste noble.
Le problème d'Alonzo, c'est qu'il a un secret: il a des bras, qu'il dissimule évidemment, et ceux-ci sont célèbres dans la police: car avec les deux pouces de sa main gauche, le bandit laisse des empreintes particulièrement reconnaissables. Si sa couverture (Il a un corset et utilise ses pieds avec la même dextérité qu'un authentique amputé) peut tenir un temps, comment pourrait-il devenir l'amant de Nanon? ...Surtout quand celle-ci surprend une silhouette mystérieuse qui étrangle son père, et possède deux pouces à la main gauche. Malgré les conseils de Cojo (John George), son ami et complice qui lui propose de prendre du champ, Alonzo s'entête et prend la décision la plus folle possible: se faire amputer, afin de définitivement détourner les soupçons, et de pouvoir conquérir Nanon.

Avant son départ, Alonzo a une idée qui débouchera sur un désastre: il conseille à Malabar d'insister, espérant provoquer chez Nanon un dégoût plus intense encore... C'est bien sûr le contraire qui arrivera, car dans l'univers de Lon Chaney, l'amour est hors de portée. C'est l'un des ingrédients qui permettent à l'acteur de provoquer une forte sympathie de son public, assez paradoxalement: car Alonzo est une fieffée canaille, qui résout cette histoire dans une tentative sadique que je vous laisse découvrir par vous-même... Un acte qui, bien sûr, lui coûtera la vie. D'autres éléments visant à diaboliser le personnage ont disparu des copies actuelles (le film n'a logtemps survécu que dans une copie réduite à cinq bobines, dénichée dans les collections de la cinémathèque Française): le meurtre soit montré, soit fortement suggéré du médecin qui l'ampute, et la disparition plus que louche de Cojo, seul témoin survivant des actes criminels d'Alonzo... Mais ces actes avaient probablement été coupés avant la sortie de la version définitive.
Browning est à son aise dans ce film, situé dans son monde si particulier, fait de roulottes et de coulisses du cirque; les personnages y sont à la fois des illusionnistes, car une bonne partie du travail artistique du cirque repose sur le faire croire, et de véritables créatures d'un monde parallèle; comme dans la plupart de ses films de cirque, Browning nous montre des gens qui gardent leur identité en permanence: d'ailleurs, Malabar est toujours Malabar, avec le costume idoine. J'admets au passage que Norman Kerry n'est probablement pas la meilleure raison de voir le film... Chaney en revanche y trouve son personnage idéal, un infirme qui est à la fois un criminel, un escroc, un manipulateur et un amoureux éconduit. Sa prouesse est impressionnante, qu'il soit doublé (dans des plans travaillés au millimètre, puisque on le voit vivre avec les pieds d'un autre, sa doublure...), ou que l'illusion repose sur son jeu irréprochable. Et il joue, littéralement, sans les mains, donc avec son exceptionnel visage.
Pour finir, comment ne pas penser à l'interprétation la plus fréquemment associée à ce film, qui voit en The Unknown une métaphore à forte connotation sexuelle, faisant de Nanon une femme qui a été violée, et d'Alonzo, un homme qui pour la posséder va décider de se faire castrer. Il est vrai que si Malabar convoite Nanon sexuellement (Ce gros tas de muscles a un regard de collégien salace dès qu'il la voit), on peut s'interroger sur le lien qu'Alonzo cherche à établir. D'autant que Chaney joue ici un homme d'âge mur... Un tel scénario, impliquant une métaphore de la castration comme seule chance de se faire aimer est excessif, mais pas au regard de l'étrangeté de l'univers de l'acteur, et encore moins du réalisateur. Beaucoup, au sujet de ce film, veulent d'ailleurs voir un rapport avec la rumeur insistante selon laquelle Browning, dans l'accident de voiture dont il a été victime en 1915 (Qui coûta la vie à l'acteur Elmer Booth) aurait subi beaucoup plus qu'un traumatisme, et que son obsession de l'amputation, voire de l'impuissance, en viendraient en droite ligne. Spéculations, théories, qui ne font qu'ajouter au sordide... ou au fascinant. Ou aux deux...
Tout ça pour dire que The unknown, en dépit de son air de ne pas y toucher, est un sacré morceau de l'univers de Browning. Enfin restitué dans une version qui rend justice à a progression, et au sens de l'atmosphère de son réalisateur: une copie plus complète du film ayant été retrouvée à Prague, on a enfin la possibilité de l'apprécier dans une version de six bobines plus proche (à 30m près!) de sa durée initiale...
